14 septembre 2019

EL98 - "Monsieur et cher éléphant", de Michèle

Décidément très gâtée cette semaine, voici maintenant un envoi très complet de Michèle la Parisienne. 
Tout d'abord une bien jolie enveloppe avec un tigre sur un fond de végétation 

à l'intérieur, avec un timbre "girafes" que j'adore
l'ami Babar et  une colonne d'éléphants déambulant en se suivant, se tenant trompe à queue,...
 et, pour couronner le tout, l'extrait d'un texte très fort de Romain Gary avec le petit mot de Michèle pour l'introduire, que je retranscrit ci-après, littéralement.
Un énorme merci à toi, Michèle pour ce magnifique mail-art  : merci de m'avoir si bien comprise.
***
"En 1968, Romain Gary, l'auteur de "La promesse de l'Aube" entre autres, écrivait ce texte.
 Que penserait-il aujourd'hui de notre civilisation?
Je lui dédie ce mail art, en solidarité avec notre ami Babar et avec tous ses représentants pourchassés sur la planète.Sincères amitiés de Michèle"

"Monsieur et cher éléphant, 
Vous vous demanderez sans doute en lisant cette lettre ce qui a pu inciter à l'écrire un spécimen zoologique si profondément soucieux de l'avenir de sa propre espèce. L'instinct de conservation, tel est, bien sûr, ce motif. Depuis fort longtemps déjà, j'ai le sentiment que nos destins sont liés. En ces jours périlleux "d'équilibre par la terreur", de massacres et de calculs savants sur le nombre d'humains qui survivront à un holocauste nucléaire, il n'est que trop naturel que mes pensées se tournent vers vous.
A mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous représentez à la perfection tout ce qui est aujourd'hui menacé d'extinction au nom du progrès, de l'efficacité, du matérialisme intégral, d'une idéologie ou même de la raison car un certain usage abstrait et inhumain de la raison et de la logique se fait de plus en plus le complice de notre folie meurtrière. Il semble évident aujourd'hui que nous nous sommes comportés tout simplement envers d'autres espèces, et la vôtre en particulier, comme nous sommes sur le point de le faire envers nous-mêmes.
C'est dans une chambre d'enfant, il y a près d'un demi-siècle, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Nous avons pendant des années partagé le même lit et je ne m'endormais jamais sans embrasser votre trompe, sans ensuite vous serrer fort dans mes bras jusqu'au jour où ma mère vous emporta en disant, non sans un certain manque de logique, que j'étais désormais un trop grand garçon pour jouer avec un éléphant.  Il se trouvera sans doute des psychologues pour prétendre que ma "fixation" sur les éléphants remonte à cette pénible séparation, et que mon désir de partager votre compagnie est en fait une forme de nostalgie à l'égard de mon enfance et de mon innocence perdues. Et il est bien vrai que vous représentez à mes yeux un symbole de pureté et un rêve naïf, celui d'un monde où l'homme et la bête vivraient pacifiquement ensemble.

Mais à tous ceux parmi nous qu' écoeurent nos villes polluées et nos pensées plus polluées encore, votre colossale présence, votre survie contre vents et marées, agissent comme un message rassurant. Tout n'est pas encore perdu, le dernier espoir de liberté ne s'est pas encore évanoui de cette terre.

[...] Demeurer humain semble parfois une tache presque accablante : et pourtant, il nous faut prendre sur nos épaules au cours de notre marche éreintante vers l'inconnu un poids supplémentaire : celui des éléphants. Il n'est pas douteux qu'au nom d'un rationalisme absolu il faudrait vous détruire, afin de nous permettre d'occuper toute la place sur cette planète surpeuplée. Il n'est pas douteux non plus que votre disparition signifiera le commencement d'un monde entièrement fait pour l'homme. Mais laissez-moi vous dire ceci, mon vieil ami : dans un monde entièrement fait pour l'homme,  il se  pourrait bien qu'il n'y eût pas non plus place pour l'homme. Tout ce qui restera de nous, ce seront des robots [...] Vous ètes notre dernière innocence. Dans une société, vraiment matérialiste et réaliste, poètes, écrivains, artistes, rêveurs et éléphants ne sont plus que des gêneurs.

Romain Gary 1968

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