Anne Sylvestre, figure visionnaire de la chanson, est morte
Ses “Fabulettes” poétiques ont marqué des générations d’enfants. Mais Anne Sylvestre était aussi une autrice pionnière, dont les textes pour adultes, injustement méconnus, sont parmi les plus beaux du répertoire français. Nous l’avions rencontrée en août 2017, alors qu’elle se préparait à fêter soixante ans de carrière. La grande dame de la chanson française est morte lundi 30 novembre, à l’âge de 86 ans.
Une jeune femme vient de lui sourire. Sans rien dire. Mais
avec dans les yeux une joyeuse reconnaissance. « Voilà ce qui arrive dans
la rue : des gens m’offrent leur sourire. C’est joli. » Ceux-là, c’est
sûr, ont écouté son œuvre. Pas seulement ses Fabulettes pour enfants
mais aussi ses chansons pour adultes. Ils savent combien elles sont précieuses.
Pour qui connaît le répertoire français, le nom d’Anne Sylvestre égale ceux de
Brassens, Brel, Barbara, Ferré, Trenet. On ne le dit pas assez ? Si seulement
les radios et les télés avaient daigné diffuser ses chansons, tout le monde
saurait. Mais l’histoire s’est écrite autrement, et le trésor s’est partagé
avec plus de discrétion, scène après scène, disque après disque.
Aujourd’hui, les amoureux d’Anne Sylvestre se retrouvent un
peu partout et souvent se reconnaissent, heureux de leur connivence. Yann Moix
parle d’elle comme d’une « chanteuse prodigieuse » Pour rien au
monde (pas même peut-être un concert de son fils), Philippe Delerm ne raterait
ses passages sur scène. L’humoriste Vincent Dedienne s’enflamme pour « son
langage infiniment soutenu, son incroyable capacité à faire rire et pleurer
parfois dans une même phrase ». Jean-Louis Murat ne se lasse pas
d’écouter Un mur pour pleurer. La Grande Sophie frissonne chaque fois qu’elle entend Carcasse, dialogue
intime entre le corps et l’esprit. Anne Goscinny jure ne pas passer une journée
sans qu’une de ses chansons résonne à ses oreilles – en exergue de son prochain
livre, elle en citera même un extrait. La très branchée Fishbach se
dit « profondément touchée par l’écriture de cette femme qui déteste dire
qu’elle est engagée mais qui l’est complètement », et craque devant Ma
chérie, duo entre une mère et sa fille à la résonance universelle. Sans
parler des autres, connus ou pas.
“Au début, j’écrivais dans l’urgence, j’essayais de chanter,
et j’étais très étonnée qu’on m’écoute.”
En octobre, Anne Sylvestre fêtera ses soixante ans de
chanson dans un grand théâtre parisien et on sait déjà qu’il affichera complet.
Pour l’instant, elle se prépare. Et se plie à l’exercice de l’interview dont
elle ne raffole guère. Dans un café sans apparat, à l’angle d’une rue animée de
l’Est parisien qu’elle habite, et qu’elle aime tant, elle nous a donné
rendez-vous. On la regarde entrer, belle femme au regard clair. Droite et
grande. Un peu impressionnante. Un peu retenue, aussi. Quand on lui explique ce
qu’on entend dire d’elle – qu’elle est depuis toujours une pionnière, tant dans
les thèmes qu’elle aborde que dans son rapport au métier –, elle hausse
légèrement les épaules. « Sans doute ai-je eu quelques longueurs d’avance
mais au début, je n’en avais pas conscience. J’écrivais dans l’urgence,
j’essayais de chanter, et j’étais très étonnée qu’on m’écoute. Je n’ai compris
que beaucoup plus tard la portée de ce que j’ai pu faire. D’ailleurs ça
m’énerve qu’on parle de “thèmes”. Je ne chante pas des thèmes, je chante des
histoires. J’écris sur ce qui me touche, c’est tout. »
Le sort des femmes. Celui des hommes. La grandeur de l’amour
sans calcul. La folie qui guette quand la douleur est trop forte. La
déshumanisation d’une société prétendument moderne. La bêtise des préjugés. Les
ravages des commérages… Voilà ce que chante Anne Sylvestre : la dignité de
l’humain, que toujours elle rehausse. Et, d’emblée, sans le chercher, elle
s’est révélée d’une viscérale modernité. D’abord, par sa présence : dans la
France de 1957 qui la vit débuter, le seul fait qu’une femme écrive et compose
elle-même était une petite révolution. « C’est sûr qu’à l’époque, la
chanson était une affaire de mecs. Moi, j’adorais le jazz – mon frère Paul
jouait de la clarinette et, petite, quand il n’était pas là, j’entrais dans sa
chambre pour écouter des disques… Mais devenir chanteuse ? Ça ne me traversait
même pas l’esprit ! Tout me destinait à être prof de français. Jusqu’à ce que
j’entende Nicole Louvier à la radio. La première femme auteure et compositrice.
J’avais à peu près 20 ans, une idée a commencé à germer dans ma tête : une
jeune fille de ma génération pouvait donc écrire des chansons en s’accompagnant
à la guitare. Et on l’écoutait. C’était possible. »
Des chansons qui annoncent les préoccupations à venir
Mais Anne est timide. Il lui faudra encore quelques années
pour oser se présenter aux auditions d’un cabaret, La Colombe, et à sa grande
surprise, y être reçue d’entrée. Sans doute Michel Valette, le patron du lieu,
a-t-il compris : sous leur classicisme formel – versification soignée, verbe
raffiné, réminiscences de musiques traditionnelles qui ont baigné sa jeunesse
–, ses chansons savent déjà capter l’époque ; elles annoncent même les grandes
préoccupations à venir. Mon mari est parti, écrite dès 1958 ou 1959,
deviendra un hymne contre la guerre d’Algérie. « Même ça, je ne l’ai su
que bien plus tard ! Cette chanson évoque la guerre en général, pas celle
d’Algérie en particulier. » N’empêche, les soldats du contingent s’en
emparent. Dans ces mêmes années 1960, Madame ma voisine ou Lazare et
Cécile célèbrent l’amour libéré des carcans moraux, bien avant la révolution
sexuelle. Plus tard, dans le bouillonnement des années 1970, ce sont encore les
chansons d’Anne Sylvestre qui disent le mieux la femme, et le rapport entre les
sexes : elle signe des fables drolatiques qui font rire même les hommes (Petit
Bonhomme, La Faute à Eve), ou des textes graves et subtils : Non, tu n’as
pas de nom prône la liberté du choix – avoir ou pas des enfants – deux ans
avant la loi Veil ; Une sorcière comme les autres brosse une fresque
inégalée sur le destin des femmes (« l’une des plus belles chansons du monde », a
dit récemment, et avec raison, la ministre de la Culture (2)). Quant à
son Xavier, il pointe et dédramatise la question du genre dès
1981. « Mais je ne pensais pas à cela, moi ! Xavier était le fils d’une
amie. C’est juste le portrait véridique d’un petit garçon de l’époque. »
De la force visionnaire des poètes : Anne Sylvestre est
encore la première à déplorer le pouvoir anesthésiant du petit écran – «
on est télé, télé, on est si fatigué de penser » (Un mur pour pleurer, 1973)
–, trois décennies avant qu’un PDG de TF1 ne nous dévoile sa théorie
du « temps de cerveau disponible ». Et sans céder aux réductions
militantes des chansons dites « engagées », elle se soucie d’environnement :
juste après le naufrage de l’Amoco Cadiz, elle chante le poignant Un
bateau mais demain. Ecrit Coïncidences, sur les ravages de la
pollution nucléaire, cinq ans avant la catastrophe de Tchernobyl. Et confère en
2000 une âme à son Lac Saint-Sébastien… sans se douter que dix-sept ans
plus tard, un Etat indien reconnaîtra aux rivières et aux forêts le statut de
personne morale.
“Les gens des maisons de disques avaient l’habitude de
travailler sur des formats et moi, on ne savait pas où me mettre.”
Des exemples, on en a d’autres. Anne Sylvestre nous écoute
les égrener en buvant son café – cette nuit encore, elle ne dormira pas
beaucoup. Le moment est venu d’aborder une question délicate : pourquoi, avec
une telle œuvre, ne la cite-t-on pas davantage parmi les géants de la chanson ?
Elle repose sa tasse, sourit, soupire. « Un jour, sur une brocante, je
suis tombée sur mon premier 45-tours. Porteuse d’eau. Des années
après sa sortie. Sur le rond du disque, il y avait une étiquette « Radio
Diffusion Française » ; ça venait sans doute de la discothèque de l’ORTF. Et
dessus, à la main, quelqu’un avait noté : « à éviter ». Je vous jure que ça
fout un coup. A l’époque, j’avais 23 ans, j’arrivais à peine. Mais j’étais déjà
sans doute un peu à côté. Les gens des maisons de disques avaient l’habitude de
travailler sur des formats et moi, on ne savait pas où me mettre. D’ailleurs si
Jacques Canetti n’avait pas été mon directeur artistique, ils m’auraient virée
très vite… ».
Une réputation de tête de pioche
En 1966, alors qu’Anne est la toute première femme (une fois
de plus !) à qui Seghers consacre un volume de sa prestigieuse collection «
Poésie et chansons », le journaliste qui rédige l’introduction souligne : «
Le style, l’expression, le choix des sujets ne peuvent être apparentés à
personne. Cette originalité à toute épreuve agace un peu ceux qui aiment
classer, cataloguer, généalogiser ». Et la chanteuse aujourd’hui
d’acquiescer : « Je crois que dès le début, j’ai posé un problème. » Mais
l’originalité n’explique pas tout. Car rapidement, Anne Sylvestre va plus
qu’agacer ; elle va déranger. On lui demande de sourire sur ses pochettes de
disques ? Elle refuse. « Et alors ? Gainsbourg non plus ne souriait pas !
» Certes, mais Gainsbourg était un homme, et se construisait une image de
dur à cuire… Sur certaines pochettes à elle, on jurerait carrément qu’elle fait
la tête.
“Je n’ai jamais mordu personne ! Et après tout, est-ce qu’on
a reproché ses caprices à Barbara, quand elle refusait de jouer sur un piano ou
de donner une interview ?”
« Les attachés de presse de Philips, ma maison de disques,
m’ont fait une réputation terrible en disant que j’avais mauvais caractère, que
je ne voulais pas voir les journalistes. Bon… si on me provoque, je prends feu,
c’est sûr. Mais je n’ai jamais mordu personne ! Et après tout, est-ce qu’on a
reproché ses caprices à Barbara, quand elle refusait de jouer sur un piano ou
de donner une interview ? » C’est vrai. Barbara, apparue juste après elle
(et qui a toujours reconnu qu’Anne Sylvestre était la plus grande des
auteures), aura pu en effet se permettre des mauvaises humeurs, car elle
maniait aussi la séduction. A la perfection. Comme une diva. Anne Sylvestre,
elle, a toujours été l’inverse : refusant de jouer sur le charme, misant tout
sur l’intelligence, la sienne et celle des autres. Pari… risqué. A défaut de
pouvoir accoler une étiquette artistique à cette chanteuse hors norme, on lui
en aura donc attribué une autre : celle de la tête de pioche, pas sympa.
Féministe de surcroît (« ça aussi ça m’agace : a-t-on déjà dit à un homme
qu’il faisait des chansons masculinistes ? »). Et jamais Anne Sylvestre n’aura
tenté de se forger une image plus douce et plus tendre, qui, au fond, lui
aurait ressemblé davantage. Elle ne l’a pas voulu. Et quand bien même,
l’aurait-elle pu ? « Vous savez, d’avoir été mise en quarantaine dès l’âge
de 12 ans, ça laisse des traces… ».
Au détour d’une phrase, celle qui jamais ne s’épanche vient
de livrer une clé. Quand elle entrait dans l’adolescence, la France s’apprêtait
à sortir de la guerre. Ce passé, elle en a peu parlé, mais assez pour qu’on en
sache l’essentiel : un père collaborateur, emprisonné à la Libération ; un
grand frère adoré, disparu dans un bombardement. Mille peines. Et depuis trop
longtemps, le poids d’une culpabilité qui n’était pas la sienne ; et le
sentiment profond d’une illégitimité à être reconnue et aimée. Terrain intime,
infiniment sensible. La question suivante, on la posera sur la pointe des pieds
: ce sentiment d’illégitimité a-t-il pesé dans son rapport au métier ? «
Bien sûr… Bien sûr qu’il a pesé. » Un peu plus tôt dans la conversation,
cette femme-là avait soufflé : « Je suis encore étonnée qu’on puisse
m’aimer. » A chacun son histoire. La sienne ne l’aura pas empêchée
d’avancer.
“J’ai perdu un procès contre Philips, ce qui m’a sciée dans
le métier. La radio et la télé se sont presque définitivement fermées pour
moi.”
En 1968, Anne Sylvestre change de label. Elle quitte Philips
pour les Disques Meys (où elle sort le superbe Mousse, chant de désir en
pointillés qui bouscule l’écriture classique), avant de devenir, cinq ans plus
tard, productrice indépendante – à l’époque, il n’y a guère que Guy Béart et
Hélène Martin à avoir tenté l’aventure. Elle se sent plus libre, mais y laisse
des plumes. « J’ai perdu un procès contre Philips, ce qui m’a sciée dans
le métier. La radio et la télé se sont presque définitivement fermées pour moi.
Seule la presse écrite m’est restée fidèle. » Entre-temps, elle se montre
encore précurseure en inventant dès 1962 ses Fabulettes, délicieuses
chansons pour enfants qui allaient bercer plusieurs générations. « Je me
suis mise à en écrire après la naissance de ma première fille. A l’époque, il
n’existait pas de “marché” et personne n’y croyait. Mais ça a tout de suite
plu, on m’en a réclamé d’autres… Ce sont les enseignants qui ont assuré le
relais. Je n’oublie jamais de les en remercier. » A ce jour, Anne a écrit
263 chansons pour enfants, réparties en dix-huit albums, dont elle a vendu
environ un million et demi d’exemplaires. Et chaque année, près de 10 000
continuent d’être achetés, vitesse de croisière tout à fait remarquable…
Des textes pour adultes humains et sans complaisance
Mais, paradoxe rageant du succès : celui des Fabulettes aura
masqué le reste, ce répertoire pour adultes (un peu plus de 300 titres) qu’on
aimerait à toute force faire connaître à un plus large public, tant il recèle
de bijoux. D’autant qu’à chaque disque, de nouveaux viennent s’ajouter, embrassant
toujours le présent. En 2003, pendant la seconde guerre du Golfe, Anne
Sylvestre crée la Berceuse de Bagdad, en songeant à ces femmes qui
accouchent sous les bombes. En 2007, avec son très allègre Gay
marions-nous, elle moque ceux qui s’opposent aux unions homosexuelles –
cinq ans avant la loi sur le mariage pour tous. En 2013, dans Juste une
femme, elle évoque l’affaire DSK – et si le nom du monsieur n’est pas
précisé, l’allusion est sans ambiguïté, et sans complaisance.
Anne Sylvestre a 83 ans. Après quelques mois entre
parenthèses, elle s’est remise à écrire. Tant mieux. « Ecrire pour ne pas
mourir » proclamait l’une de ses chansons au milieu des années 1980 ; une
méchante maladie venait alors de passer par là et c’est bien de survie, au sens
premier du terme, dont il s’agissait. La femme s’est relevée, sans rien dire
comme d’habitude, et surtout sans se plaindre. Et la vie a continué, avec ses
joies et ses chagrins, si terribles parfois qu’on peine à les concevoir. Aujourd’hui,
Anne nous glissera un mot d’une douceur infinie sur sa petite-fille, Clémence,
qui se lance à son tour dans la chanson avec son groupe, Mèche. Mais de son
petit-fils, Baptiste, disparu au Bataclan, elle ne parlera pas. Elle redira
juste à quel point l’écriture peut s’avérer salvatrice. « Il y a quelque
temps je me suis dit : C’est bien beau de chanter Ecrire pour ne pas
mourir, mais ça ne suffit pas. Alors bouge-toi, et fais-le ! » Rien à
ajouter.
À nous maintenant de l’écouter, de partager ses chansons et
de la célébrer – même si les honneurs ont le don de l’énerver. Régulièrement,
de jeunes chanteurs la reprennent. Laura Cahen interprète La Femme du vent.
Vincent Delerm, Ben Mazué, Jeanne Cherhal… s’emparent des Gens qui doutent,
chanson offrande, ou miroir, dans laquelle des millions peuvent se reconnaître.
« J’aime ceux qui paniquent/Ceux qui sont pas
logiques/Enfin, pas “comme il faut”/Ceux qui avec leurs chaînes/Pour pas que ça
nous gêne/Font un bruit de grelot (…) J’aime les gens qui doutent/Mais
voudraient qu’on leur foute/La paix de temps en temps (…) Qu’on leur
dise que l’âme/Fait de plus belles flammes/Que tous ces tristes culs./Et qu’on
les remercie./Qu’on leur dise, on leur crie :/Merci d’avoir vécu. »
Ces mots-là, on se permettra désormais de s’en emparer. De les lui retourner. Et comme tout à l’heure la jeune femme dans la rue, de lui adresser un sourire plein de reconnaissance.
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