De son vrai nom Adrien Wettach, Grock a hissé son métier au sommet. Mais derrière le clown, il y avait aussi l'homme d'affaires spécialiste de l'autopromotion et l'entrepreneur peu regardant.
Le plus grand clown du XXe siècle était un Suisse. Légende du cirque et du music-hall, Grock a fait rire pendant cinquante ans des millions de gens sur la planète avec un seul et même numéro qu'il a affiné tout au long de sa carrière. Un numéro où son personnage naïf présentait les traits les plus touchants de l'humanité autant qu'il en pointait les vanités et en révélait les absurdités.
Un documentaire passionnant, nourri d'archives et doté d'un vrai point de vue, "Grock - Ombres et lumières d'un clown de légende", disponible sur Play RTS, rend hommage au talent méticuleux de l'Auguste musicien tout en interrogeant un autre aspect du personnage.
Adrien Wettach, son vrai nom, était aussi un entrepreneur de
spectacles avisé, dur en affaires, qui a su jouer avec les tendances de son
temps, parfois jusqu'à entraîner le clown dans les pages sombres de l'histoire.
Le documentaire d'Alix Maurin et Fabiano d'Amato ne dit rien
ou presque des années qui précèdent l'apparition du personnage de Grock.
Pourquoi? Les deux auteurs développent cette hypothèse: la propension d'Adrien
Wettach à mettre en scène son personnage Grock, à la vie comme à la scène, dans
le but de suggérer sa propre réussite, de contrôler son image et de construire
son mythe.
Né le 10 janvier 1880 dans le Jura bernois, Adrien est issu
d'une famille plutôt heureuse malgré quelques revers de fortune, aimant la
musique et en jouant, proche du monde circassien. Le petit Adrien est à bonne
école. Et il faut aussi savoir rester jeune. Jusqu'à sa dernière
représentation en octobre 1954, Grock saura sauter de sa chaise en équilibre
sans frémir.
- Annoncer à la presse sa lassitude et son désir d'arrêter la scène
- Faire une tournée d'adieu
- Offrir à ses admirateurs la possibilité de se consoler en allant voir le film. Leur montrer qu'il est un éternel saltimbanque et, mine de rien, annoncer son retour
- Publier ses mémoires où il peaufine sa légende d'homme parti de rien, devenu riche et célèbre grâce à son travail et son talent.
Génie de la publicité
Le documentaire reste muet sur ses années hongroises et commence au début du XXe siècle, en 1903, quand le jeune homme prend le nom de Grock, en proximité sonore avec le nom de son partenaire, Brick, avec qui il développe sa fibre musicale.
Il n'est encore qu'un Auguste parmi d'autres quand il se produit à Paris, au cirque Medrano, comme faire-valoir du clown blanc Antonet. A l'époque, les clowns avaient comme fonction principale de distraire le public entre deux numéros périlleux; ils servaient d'interludes. Le jeune Jurassien sait que pour percer, il faudra alors qu'on parle de lui. Il achète en 1909 une voiture de luxe, ouverte, qui lui sert de véhicule publicitaire. Un clown au volant de la modernité? Le tout Paris artistique en frémit. Pari gagné.
Le début du siècle voit l'essor du music-hall. Grock sait que c'est là qu'il doit aller. L'occasion se présente, à Berlin, au Wintergarten, temple européen du divertissement. Comprenant que la scène n'a rien à voir avec une arène de cirque, Grock unifie les différents intermèdes du duo en un seul numéro et prend ainsi le pouvoir sur Antonet qui ne le supporte pas: Grock a inversé la hiérarchie des clowns et fait de l'Auguste, d'ordinaire soumis, le personnage principal.
Des répliques cultes
Grock multiplie les engagements à travers l'Europe. Son nouveau duo avec le musicien Géo Lolé est en Russie lorsqu'éclate la guerre. Il se réfugie à Londres, où il développe son art et son sens des affaires. Musicien virtuose et compositeur prolifique, il s'associe à un éditeur qui publie ses partitions. Grock assoit sa renommée et négocie durement ses contrats. Il devient le clown le mieux payé du monde et en fait un argument publicitaire: tout ce qui est rare est cher. Il est sollicité pour convaincre les Anglais d'acheter des bons du Trésor pour financer l'effort de guerre. Il est proche de Churchill et se produit devant la reine.
A regarder, le Warum de Grock
La guerre terminée, après une tourné triomphale à New York
qu'il n'aime pas en raison de la prohibition, Grock revient en Europe. Il sait
flatter son public, adapter ses répliques en fonction des pays, parler leur
langue. Tout le monde s'approprie son personnage d'innocent et ses répliques
cultes comme "sans bla-ague" et son "pourquoâ" décliné en
quinze langues différentes. Il est le roi des clowns.
Rivalité avec Chaplin
Mais un autre prétendant se profile. Il est Anglais et règne sur le monde du cinématographe. Grock admire Chaplin, musicien comme lui et inventeur d'un personnage. Il rêve de l'égaler en notoriété à l'écran. Alors en 1930, Adrien Wettach produit et scénarise "Grock, la vie d'un grand artiste" où il révèle la vie privée des clowns. Le film est tourné en grande partie dans son château de la Riviera italienne, une demeure à l'image de sa démesure, avec des plates bandes et des sculptures à son effigie. Pour assurer le succès du film, il organise une campagne de promotion en quatre actes.
Le film, autopromotionnel et sans vision, est un échec. Retour au music-hall. Il ne sera pas le nouveau Chaplin même si les deux hommes, qui s'admirent mutuellement, se donneront une accolade légendaire en 1953 lors du passage du cirque Grock à Vevey.
Les années troubles
Le music-hall reste son territoire et c'est à Berlin, déjà
sous le joug du national-socialisme, qu'il triomphera.
Adrien Wettach ne fait pas de politique, il veut seulement
vivre, et pour vivre il doit jouer. Peu importe le contexte. Naïveté ou
indifférence opportuniste? Il n'aura par exemple aucun scrupule à manger à la
table de Mercedes, avec l'insigne nazi. Cette même marque, à la solde du
régime, lui proposera une voiture à moitié prix chaque année en échange de
publicité dans ses programmes. Il ne voit pas le mal, cela fait longtemps qu'il
associe son nom à des marques ou des produits. Et quand en janvier 1939, en
dépit des faveurs dont il bénéficie, on lui demandera de produire un
"certificat d'arianité", il n'y verra qu'un tracas administratif,
rien d'autre.
Retour de bâton
La guerre le renvoie dans son refuge majestueux de Ligurie,
dont il sortira en 1942, à l'initiative de l'organisation "La Force de la
Joie", pour jouer à Berlin devant des blessés et des ouvriers de
l'armement. Deux ans auparavant, à la demande de Goebbels, il acceptait de
jouer pour des soldats allemands en convalescence en Ligurie. Toujours flatté
d'être reconnu par les grands de ce monde, il se vantera même après la guerre
d'avoir été, selon les mots du Führer, "le seul artiste qui ne m'a jamais
lassé".
A partir de 1944, l'Europe se libère de l'étau fasciste et
Grock est invité à se produire devant les victimes du nazisme. Dès le printemps
1945, ses relations avec le Troisième Reich sont dénoncées, notamment par un
dessin de presse en une du quotidien satirique bernois
"Bärenspiegel". La polémique éclate en France et en Suisse.
Adrien Wettach ne comprend pas l'attaque et dit qu'il aurait
pu jouer devant n'importe quel public. Dans ses mémoires qu'il complète en
1946, il développe une explication humanitaire, basée sur sa neutralité suisse
et le fait de n'avoir joué que devant des blessés. Il se défend aussi de tout
antisémitisme, rappelant ses nombreuses et fidèles relations avec des juifs,
comme son partenaire Max van Embden.
Il finit de restaurer son image en 1950 avec un film
"Au revoir Monsieur Grock" de Pierre Billon, où il se met en scène
comme messager du rire universel, au service de la paix. La première mondiale a
lieu au cinéma Métropole, à Lausanne, dans l'immeuble même où désormais il
habite.
Retraite et création de son cirque
Le public lui pardonne comme il pardonne toujours à ceux qui
les divertissent. Grock retrouve la scène. Entrepreneur dans l'âme, il fonde
son propre cirque en 1951 et innove avec une arène tournante qui permet de le
voir de tous les côtés. Il donnera sa dernière représentation le 10 octobre
1954, puis incarnera encore une fois son propre personnage dans le film
"Le Cirque immortel" qui parachève l'image du clown absolu.
Il meurt le 14 juillet 1959, à l'âge de 79 ans. Quelques
mois auparavant, il retrouvait Joséphine Baker, autre star du music-hall des
années folles mais au parcours diamétralement opposé pendant la guerre,
rappelant qu'il fut non seulement le clown du siècle mais aussi un musicien
virtuose sachant jouer de 24 instruments.
Le clown Grock. - Radio Télévision Suisse |
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