1 juillet 2024

Boîte 5/5 : Chocolat, le premier clown noir, pour le MIAP de Christophe

Chocolat : le premier clown noir 
(1868-1917)


Premier artiste noir en France à être connu voire reconnu, et ce, bien avant Joséphine Baker, Raphaël Padilla baptisé Chocolat, fut l’un des clowns les plus célèbres de la belle Époque. 
Que ce soit en solo et plus tard en duo, le tout Paris venait assister aux spectacles de cet ancien esclave cubain. Les journaux parlaient régulièrement de lui. Il a inspiré Bergson pour « Le rire », il est à l’origine de l’expression « être chocolat », il fut célébré par Colette dans « Gigi », peint par Toulouse Lautrec, filmé par les frères Lumière, il a aussi été l’inspirateur de la thérapie par le rire puisqu’il fut aussi le premier clown à aller jouer dans les hôpitaux pour enfants.
 

Je vous demande pardon à l'avance pour le long dialogue reproduit ci-dessous, mais il donne des détails sur la vie et le destin exceptionnels de cet artiste né esclave, qu'aucune autre biographie n'explore à ce point. 

Entretien imaginaire, sur fond de vérité, avec le clown Chocolat.
par Frank LE HENRY - 4 DÉC 2014 – Publié sur le  site Jugeotte-Média
 
– Bonjour…pour commencer, vous préférez que je vous appelle Raphael ou Chocolat ?

– Pour commencer, je préférerais qu’on se tutoie. Vieille habitude de ma vie de saltimbanque.

– Comme vous voulez…

Il me fait les gros yeux.

– …pardon, comme TU veux…

Il sourit et mime des applaudissements.

– …ensuite pour répondre à ta question: Raphael ou Chocolat ? C’est comme tu veux mon ami ! Raphael et Chocolat sont le pile et face d’une même pièce. Et au cas où, je te mets à l’aise tout de suite : Je n’ai aucun problème avec « Chocolat ». Sa connotation raciste ? On en parlera tout à l’heure si tu le souhaites, mais sache d’entrée que je suis fier de « Chocolat » autant que de Raphael. Sans Chocolat, Raphael n’aurait jamais eu une vie aussi riche et intense, n’aurait jamais eu la chance de fréquenter les grands artistes de l’époque…

il reste songeur quelques secondes…

Tout comme il n’y a pas d’ombre sans lumière, il n’y a pas de Raphael sans Chocolat… L’un restait dans les coulisses alors que l’autre était sous les feux de la rampe, c’est tout.

– Indissociable, comme Chaplin l’est de Charlot…

– Houlà là ! Le parallèle m’honore…mais non, non, monsieur Chaplin est une légende ! Moi juste un artiste qui a exercé son métier avec passion et du mieux qu’il a pu…

– Ta modestie dusse t’elle en souffrir, je rappelle que tu étais une véritable star à la Belle Epoque. Le premier artiste noir en France à être connu et reconnu.

– N’en jette plus !…Tu me ferais presque regretter la vie sur terre (il éclate de rire). Le haut de l’affiche oui, mais ce n’est là qu’un pan de mon existence…

– Et bien justement, faisons maintenant connaissance avec toi plus en détail… tu t’appelles Raphael Padilla, mais certains disent que c’est Raphael De Leios…

– Oui, j’ai vu ça. Pareil pour mon année de naissance. Une fois c’est 1868, une autre 1864.

– C’est le moment de nous éclairer. Alors Padilla ou Deleios ? 1868 ou 1864 ?

– Je n’en sais rien moi même ! À l’époque il n’y avait pas de fiche d’état civil… alors les noms, les dates, va savoir…

– Afin que nos lecteurs puissent suivre clairement ton parcours, basons-nous sur la date qui revient le plus souvent si tu le veux bien : 1868. Quant à Padilla ou…

– Va pour 1868 et laisse tomber le nom de famille. T’as déjà le choix entre Raphael ou Chocolat, ça suffit bien non ? …Par contre, ce que je peux t’affirmer c’est que je suis bien né à Cuba.

– Où tes parents étaient esclaves dans une plantation.

– Oui. Et un soir, j’avais 10 ans, mon père, ma mère et moi nous sommes enfuis. Nous avons couru toute la nuit à travers la campagne, prenant bien soin d’éviter les autres plantations et nous avons rejoint les faubourgs de La Havane.

La Havane : 1878

– Là, tes parents t’abandonnent chez une femme…

– Non, pas abandonné. Je pense plutôt qu’ils ont voulu me mettre en sécurité. Tu sais le sort qu’on réservait aux negmarrons, les esclaves en fuite, qui étaient repris ? Alors au moins, chez elle, j’étais à l’abri. Et puis, tu ne penses pas que s’ils avaient vraiment voulu m’abandonner, ils leur suffisaient de s’enfuir sans moi. Non, ils ne voulaient pas que je vive ce qu’ils avaient vécu et ils m’ont offert une chance d’être un homme libre, voilà tout.

– Tu ne les as jamais revus ?

– Non. J’espère qu’ils s’en sont sortis.

– Nous sommes en 1878, tu as 10 ans et viens d’être « adopté ».

– Oui, par une vielle cubaine, noire, très pauvre. Je l’aidais au quotidien. On s’aimait bien. C’était en quelque sorte ma mère de lait.

– Drôle de mère quand même, puisque 2 ans plus tard, alors que tu as à peine 12 ans, elle te vend à un riche marchand portugais …

– Ne la juge pas et replace plutôt les faits dans leur contexte. Elle était vieille, très pauvre, vivait dans un quartier misérable de la Havane, dans ces conditions comment aurait-elle pu m’élever ? Alors quand l’opportunité s’est présentée de me vendre à Monsieur Castagno, qui cherchait un jeune domestique à ramener en Espagne, elle a sauté sur l’occasion. Et tu veux que je te dise? Elle a réussi un véritable coup de maître.

– C’est à dire?

– Vendre ma liberté.

– Je ne te suis pas ?

– D’un côté, elle me vendait pour 245 pesos, une belle somme pour elle, et en même temps elle me libérait définitivement de l’esclavage. Je l’ai compris le jour où elle m’a laissé à Monsieur Castagno. Juste avant de nous quitter, elle a pris ma tête entre ses petites mains décharnées, m’a regardé droit dans les yeux et de sa voix éraillée m’a chuchoté: « No llores mi pequeño Rafael, en Europa no hay esclavos. Tu serás libre.»(« Ne pleure pas mon petit Raphael, en Europe, il n’y pas d’esclave. Tu seras libre ».)

– C’est vrai qu’à cette époque le droit international stipulait qu’un esclave débarquant sur le sol européen devenait automatiquement un homme libre. Je n’avais pas vu ça sous cet angle.

– Les faits sont comme des tableaux, on peut les interpréter comme on veut.

BILBAO : 1880

– Tu embarques donc pour l’Espagne avec ce riche marchand et arrives à Bilbao.

– Oui. Après plusieurs semaines passées en mer, un peu sur le pont, beaucoup dans la cale. Monsieur Castagno m’emmène alors dans sa propriété juste en dehors de la ville où je travaille à son service comme domestique. Puis, rapidement il m’envoie comme garçon de ferme dans la propriété de sa mère.

– Si au regard de la loi, tu n’es plus esclave, officieusement ça y ressemble quand même beaucoup.

– Oui bien sûr. Même si les conditions de travail étaient quand même bien moins pénibles pour un garçon de ferme en Espagne, que pour un esclave dans une plantation cubaine, mais le fait est que oui, je n’étais toujours pas libre.

– Deux années passent puis tu t’enfuis de la propriété.

– M’enfuir !? Ah non ! Un esclave s’enfuit, un garçon de ferme, part en douce. (Il rit). On n’a pas lâché les chiens pour me rattraper, tu sais.

BILBAO : 1882

– Tu as maintenant 14 ans et cette fois-ci, tu es définitivement libre.

– Quelle sensation! Toute ma vie tenait dans un simple baluchon et pourtant j’étais riche. Riche d’espoir. J’étais jeune, en pleine forme et découvrait la liberté, la vraie. Bien sûr, le quotidien était loin d’être facile, j’ai dormi dans la rue, dû me défendre, mais vu d’où je venais, ce que j’avais traversé, j’étais bien assez fort pour me sortir de là.

– Durant ta période « Bilbao », tu exerces de nombreux boulots pour survivre.

– Tu peux le dire! J’ai été docker, chanteur et danseur de rue, porteur de bagages, et puis j’ai fini par travailler dans les mines de fer. C’était très dur mais il y avait une grande solidarité entre mineurs. Solidarité que je retrouverais plus tard, dans la famille du cirque.

BILBAO : 1884

– Les mines pendant des mois et en 1884, à 16 ans, tu fais une rencontre qui va changer ton destin.

– Ah Tony Grice ! (il sourit)

– Peux – tu nous raconter cet épisode charnière ?

– Quand j’ai fait sa connaissance, je ne savais pas du tout qui il était. En fait Tony Grice était un clown, Anglais, et pas n’importe lequel, l’un les plus célèbres d’Europe…

– …excuse-moi Raphael, mais juste une petite précision pour les lecteurs qui l’ignoreraient : à l’époque les clowns avaient une importance artistique beaucoup plus grande que de nos jours. Ils étaient des stars, l’équivalent des acteurs d’aujourd’hui, et les clowns Anglais étaient les plus réputés.

– Exact. Donc à propos de Tony, je me rappelle bien du jour où il est venu me parler. C’était un dimanche. Mes camarades mineurs et moi fréquentions les bars des quais de Bilbao, c’était notre seule distraction. Les semaines étaient dures alors les jours de repos on se lâchait. Ça buvait, chantait, les uns couraient la gueuse, d’autres refaisaient le monde…

Et moi je dansais. Dieu que j’aimais danser! J’avais appris la gestuelle en regardant les esclaves Cubain …ça ressemblait à ce que vous appelez aujourd’hui le hip-hop.

– On pourrait dire alors que les danseurs de hip-hop te rendent en quelque sorte hommage quand ils dansent ?

– Ma foi ! « Chocolat, pionner du hip-hop en France » … Oh oui, oui écris ça, ça me plait bien ! (il rit).

– Et donc ce fameux dimanche de 1884 …

– Ah oui! Alors à un moment, je sors sur les quais devant le bar, j’improvise une chorégraphie devant mes camarades et c’est à ce moment que Tony Grice m’a aperçu.

– Impressionné par tes talents de danseur mais aussi par ta force physique, il te propose alors de t’engager comme domestique et homme à tout faire sur sa tournée, c’est ça ?

– Oui. J’ai abandonné la mine, mes compagnons, et l’ai suivi en tournée à travers l’Europe pendant 2 ans.

– Durant ces 2 ans, tu apprends petit à petit le métier de clown.

– Tony s’était rapidement aperçu de mon potentiel comique et moi aussi d’ailleurs. À chacune de mes apparitions sur la piste pour lui apporter ses instruments, le public riait. Alors il m’a intégré de plus en plus dans certains de ses numéros. Oh, je sais bien que beaucoup riaient d’abord parce que j’étais noir.

– Et tu ne te sentais pas un peu humilié ? Déstabilisé ?

– Monsieur André Gide a dit: « Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête ». Et puis tu sais, beaucoup de ces rires étaient simplement dus à l’ignorance. N’oublie pas qu’à cette époque, l’immense majorité des gens n’avait jamais vu de noir. La plupart ne pensaient pas à mal, ils regardaient juste de façon naïve et candide ce clown à la couleur de peau différente de la leur. Alors non, ces rires ne me déstabilisaient pas.

J’avais vécu tellement de choses plus dures que ça. Et tu sais quoi ? J’en rajoutais même. Ils voulaient du « nègre » ? Alors je leur en donnais ! Je roulais des yeux, j’accentuais mes gestes, et plus ils riaient, plus je jubilais intérieurement. Parce que tout ce qui comptait pour moi, c’est d’être sur scène et un jour d’arriver à en vivre bien. J’avais trouvé ma vocation.

– Tony Grice t’intègre donc dans plusieurs de ses numéros.

– Oui. Il avait déjà un partenaire, mais c’est vrai que j’apparaissais de plus en plus sur scène. Par exemple, il me faisait monter sur une mule sauvage qui essayait de me jeter au sol, alors je tombais et les gens applaudissaient et en redemandaient. Et s’ils se moquaient ? Pas grave. J’aimais cette vie d’artiste même si à ce moment-là elle ne se résumait qu’à quelques apparitions. Je savais ce que je voulais faire maintenant. J’avais un but, et tous les rires moqueurs du monde n’auraient pas pu m’empêcher de l’atteindre.

PARIS : 1886

– Et en 1886, vous débarquez à Paris où Tony signe un contrat au Nouveau Cirque. Il faut savoir que c’était l’un des lieux les plus sélects de la capitale. Aristocrates, notables, artistes de renom, le tout Paris venait assister aux spectacles.

– Et quel endroit ! Le Nouveau Cirque était grandiose. Construit en dur, avec l’électricité, ce qui était nouveau, et il pouvait contenir 3000 spectateurs. Il avait aussi une particularité : la scène s’enfonçait sous terre, la piste se recouvrait alors d’eau et se transformait en une immense piscine. Ça a été la mode des pantomimes nautiques. Ce Paris de la belle époque était merveilleux, féerique. Tu te rends compte, en 2 ans j’étais passé de mineur dans les mines de fer de Bilbao à assistant d’un des plus grands clowns d’Europe dans la capitale mondiale du divertissement, de la mode et du luxe !

– Joli parcours. Et qui n’est pas fini, loin de là. Chaque soir tu es sur la piste. Tu prends de plus en plus de « bouteille » et au bout de 2 ans, tu décides de voler de tes propres ailes. Tu quittes Grice.

– En fait, bien que j’étais l’assistant de Tony , je n’en restais pas moins son domestique. Et un jour, chez lui, lors du baptême de son fils, j’ai renversé sans le faire exprès une saucière sur la robe de sa femme. Il s’est mis à me crier dessus devant tout le monde et m’a renvoyé. De toute façon, j’en avais assez de travailler pour lui, je comptais le quitter, ça a été l’opportunité. Même si je lui serais éternellement reconnaissant de m’avoir fait entrer dans le monde du cirque. Tiens, tu veux une petite anecdote ?

– Avec plaisir.

– Et bien à ce baptême, parmi les invités, il y avait un autre clown, un collègue de Tony. Et quand il a vu mon expression au moment de l’incident de la saucière, il a tellement rigolé intérieurement, qu’à cet instant précis, l’idée lui est venue de monter un duo avec moi.

– Non !? Tu veux parler de Footit ?

– Exactement. Footit. Avec qui j’ai partagé 15 ans de spectacle…parfois je me demande si ce soir-là, son envie de monter un duo avec moi n’était pas plutôt un truc pour emmerder Tony…(il éclate de rire). Mais il faut bien avouer que l’idée de ce duo a été géniale.

– C’est le moins qu’on puisse dire, puisque « Footit et Chocolat » 100 ans après font partie de la légende circassienne. Vous avez été des précurseurs dans le monde des clowns. Nous allons évidemment revenir à votre duo qui ne verra, en fait, le jour que quelques années après l’incident de « la saucière ». Mais raconte-nous ce qu’il s’est passé entre le moment où tu as quitté Tony Grice et le moment où tu as débuté avec Foottit ?

– En fait, lorsque monsieur Agoust, le régisseur du Nouveau–Cirque, qui faisait également office de directeur artistique…

– … qui était aussi mime et un grand jongleur.

– …tout à fait…donc quand il a appris que je n’étais plus avec Tony, il m’a proposé d’être la vedette d’une pantomime nautique. J’ai bien sûr accepté. Il m’a alors appris tous les « trucs » de la pantomime, entre autre la pantomime épileptique. Je savais bouger bien sûr mais il m’a apporté de la technique.

– Est- ce que Chocolat est réellement né à ce moment ?

– Artistiquement et techniquement oui. Footit a dit qu’il m’avait tout appris. C’est faux. J’ai appris des choses avec lui, c’est vrai, mais mon personnage de Chocolat est devenu célèbre bien avant mon duo avec Footit et ça, monsieur Agoust y est pour quelque chose.

– Il a vu que tu étais un véritable artiste.

– Bien sûr. C’était un professionnel, il avait l’œil et savait que j’étais doué. Il a aussi compris une chose: ma couleur de peau, mon altérité comme vous dites, loin d’être un obstacle, était au contraire une grande force, un avantage fabuleux. Il m’a aidé à « trouver » mon Chocolat.

– Comment ça ?

– Il avait vécu à Chicago quelques temps et était donc un des rares Français à connaître le Minstrel…

– Le « Minstrel » ?

– … Tu es déjà tombé sur des petits films d’époque où on voit ces blancs maquillés tout en noir et qui dansent, chantent, en fait qui caricaturent les noirs pour mieux s’en moquer … ?

– Ah oui ! Avec des grosses lèvres rouges…

– C’est ça. Et bien pour te la faire très courte, disons que Monsieur Agoust m’a apporté ce mélange de clown européen et de Minstrel américain mais en y effaçant cet esprit raciste que lui donnaient les américains. Si Chocolat est un précurseur et encore si moderne aujourd’hui, c’est grâce à ce métissage artistique …

– Comme souvent dans le métissage, ça donne de beaux fruits.

– Je ne te le fais pas dire. Cela dit, j’ai aussi beaucoup travaillé quand même (il rit)

– Mais c’est bien connu : « le talent sans travail n’est qu’une sale manie ». Donc chocolat s’est préparé en coulisse et entre en piste durant l’année 1888 avec son premier spectacle : « La noce de Chocolat ». Et dès le début c’est un véritable triomphe.

– Oui, je n’en revenais pas. Dans ce spectacle, j’étais à la fois clown, danseur, chanteur. J’ai vraiment tout donné. Quelle adrénaline! Ce brouhaha avant d’entrer en scène, l’estomac qui se serres, puis tu entres en scène et là, 3000 personnes qui ne regardent que toi. 3000 personnes qui rient puis à la fin t’applaudissent à tout rompre. Si tu savais le bonheur et la fierté qui vous envahit dans ces moments-là. Tu imagines? Moi le gosse des rues, l’ancien esclave, acclamé par des milliers de gens dans un des plus illustres lieux de la capitale culturelle du monde. Et chaque soir était en plus une victoire sur l’ignorance. Parce que je ressentais clairement une espèce d’énergie dans l’air, celle de ces spectateurs venus pour rire de moi, et qui ressortaient convaincus par mes prouesses scéniques et de mes talents de danseur. Je le voyais sur leurs visages, l’entendais dans leurs commentaires : ils étaient venus voir un noir, ils repartaient en ayant vu un artiste.

– Et je confirme, puisque dans les critiques de l’époque de « La noce de Chocolat » il n’y a eu aucune allusion à la question raciale. Parfois quelques-uns doutent encore: es–tu maquillé en noir ou réellement noir? Dans tous les cas, la presse est dithyrambique: «Chocolat est roi, Chocolat est maître, vive Chocolat ! » « Pas de bonne soirée sans Chocolat », j’en passe et des meilleures.

– Et bien dis donc, tout ça pour moi !?

– Tu deviens rapidement célèbre et très populaire, certains parlent même d’institution nationale.Tu es consacré comme l’un des principaux clowns de la capitale. Tu deviens même un des rois des nuits parisiennes de Montmartre aux Champs Élysée.

– C’est vrai que c’était la belle époque à la Belle Epoque. Oh, ne te leurre pas, il y en avait bien quelques-uns qui continuaient à se foutre de ma gueule mais qu’importe, j’étais tout en haut de l’affiche, je gagnais bien ma vie et faisais ce que j’aimais.

– Cette situation dure plusieurs années. Mais tu n’as pas joué uniquement dans « La noce de Chocolat » avant de monter le duo avec Footit ?

– Non bien sûr. Pendant 4 ou 5 ans, il y a eu d’autres spectacles dans lesquels je me suis produit. Je faisais partie de la famille du Nouveau – Cirque et si je dis famille c’est parce que s’en était vraiment une. Nous étions une troupe cosmopolite, russes, chinois, italiens, anglais, allemands, il n’y avait pas de différence entre nous, ça doit être le maquillage qui gommait les frontières (il sourit), nous n’étions citoyen que d’un seul pays: « Le cirque »… mais pour en revenir aux autres spectacles dans lesquels j’ai joué, chaque artiste de la troupe pouvait apparaître selon ses particularités, évidemment, j’avais d’office tous les rôles de noir…comme celui d’esclave dans « Cléopâtre » ou de domestique dans « L’île des singes » ou encore le roi africain dans « L’île coco »…

– Mais ça ne te gênait pas d’être réduit à ça ?

– Bien sûr c’était frustrant mais qu’est ce que tu voulais que je fasse ? Tout envoyer balader et me retrouver sans rien ? Et puis j’étais quand même connu et reconnu comme artiste, alors même si ces rôles étaient réducteurs, stéréotypés, tout le monde savait que je valais mieux que ça. Et puis la raison d’être d’un artiste est de jouer non ? J’aimais la scène, alors quels que soient les rôles, j’y allais à fond. Et soyons honnête, tu ne pouvais pas empêcher le grand public de voir malgré tout ma couleur, et de ça il fallait en jouer, commercialement parlant. Les gens aimaient me voir faire « l’idiot » alors allons-y ! Et je le répète la caricature du bon « nègre » les amusait plus par ignorance que par méchanceté. Bien sûr, qu’il y avait parmi eux de vrais racistes mais ce n’était pas le Mississippi loin de là. Alors oui, je jouais le jeu d’autant plus que j’avais des employeurs qui me payaient bien pour ça, voilà tout. Il me fallait avaler quelques couleuvres, mais en échange, j’avais beaucoup de satisfaction.

– Et entre autre l’amour…

– Oh oui. J’ai eu la chance de rencontrer une femme que j’ai aimée et qui m’a aimé.

– Marie Grimaldi. Une jeune femme du nord de la France.

– Nous avons sûrement été l’un des premiers couples mixtes. Elle était chanteuse quand je l’ai rencontrée. Elle avait déjà deux enfants, Eugène et Suzanne, que j’ai élevés comme mes propres enfants. Marie était une femme formidable. Belle, courageuse. Nous n’avons jamais eu d’enfant et ne nous sommes pas mariés mais ça ne nous a pas empêchés de nous aimer passionnément.

– La preuve en est qu’elle a exigé d’être enterrée sous le nom de veuve Chocolat. Elle est morte 7 ans après toi.

– Oui. C’était une sacrée bonne femme, une mère, une secrétaire, une conseillère, bref c’était Marie, l’amour de ma vie. Et ses enfants … nos enfants, étaient de bons petits. Je les aimais comme les miens. Je leur ai appris le métier du cirque … J’ai eu très mal quand la petite Suzanne est morte. Elle n’avait même pas 20 ans. Quant à mon fils Eugène, c’était vraiment un brave garçon.

– Nous reviendrons brièvement sur lui tout à l’heure … j’aimerais maintenant que nous évoquions ton célèbre duo avec Footit 

– Nous y voilà !

– On dirait que ça t’ennuie d’en parler …

– Non, non pas du tout. C’est juste que …

il reste songeur.

– C’est juste que ? …

– … il y a tant de choses à dire. De bonnes mais aussi de mauvaises, et comme ça fait déjà un moment que l’on discute, tu risques de manquer de temps. Il aurait fallu une interview spéciale « Footit et Chocolat » pour tout raconter. (il rit)

– Pour aujourd’hui, on peut déjà essayer de résumer et un jour peut être une autre interview « spécial duo » ?

– Pourquoi pas ? En tous cas, tu peux déjà constater, et j’en suis sincèrement ravi, que j’existais déjà avant le duo. Que mon histoire ne se résume pas seulement à « Footit et Chocolat » comme je l’entends trop souvent. Mais attention, je suis très fier de ce que l’on a accompli Footit et moi.

– Et tu peux l’être. Votre duo a marqué l’histoire circassienne et en particulier celle des clowns.Votre succès était tel que vous avez été les premiers artistes à faire de la publicité, mais aussi les premiers acteurs du cinéma muet.

– Avec les frères Lumière. On a même eu des jouets à notre effigie, des marionnettes, des jeux pour enfants…

PARIS : 1894

– Vous devenez très célèbres aux alentours de 1894. Votre succès est totalement mérité car, hormis la singularité d’être le premier duo « Clown blanc, Auguste noir »vous avez été des pionniers en introduisant des dialogues dans vos sketches, ce qui était totalement novateur. Vous êtes d’ailleurs considérés comme les premiers clowns à message.

– Nos saynètes étaient une sorte de théâtre burlesque. Moins d’acrobaties, de pantomimes, mais des dialogues. C’est Footit qui les écrivait. Nos sketches étaient en rapport avec l’actualité et les gens adoraient ça.

– Donc c’est lui qui a eu cette idée de Clown blanc et d’Auguste noir ?

– Dès qu’il me l’a proposé j’ai accepté. Si c’était à refaire aujourd’hui, je le referais évidemment, mais à 2 conditions.

– Lesquelles ?

– D’abord interpréter d’autres rôles que cet Auguste dans lequel j’étais cantonné. Parce que la caractéristique de ce personnage est d’être le souffre-douleur naïf du clown blanc, ce qui prêtait à confusion dans l’esprit du public.

– C’est à dire?

Quand par exemple le clown blanc donnait une claque à l’Auguste qui venait de faire une gaffe, le grand public l’interprétait, consciemment ou inconsciemment, par : le blanc intelligent corrige le noir idiot à cause de sa bêtise. Et c’était à chaque fois Raphael dans le rôle de Chocolat lui-même dans le rôle de l’Auguste qui se faisait toujours avoir par le clown blanc…

– C’est d’ailleurs de là que vient l’expression « Être Chocolat ».

– Oui. Pour résumer, nous jouions au second degré mais les gens riaient au premier degré.

– Pourtant, j’ai lu aussi quelques-uns de vos dialogues et je les ai trouvé assez violents, ce qui pouvait confirmer cette interprétation de blanc dominant, noir dominé. Des phrases comme » Monsieur Chocolat, je vais être obligé de vous frapper » ou « Nous allons jouer à nous crever les yeux. C’est moi qui commence ! » et bien d’autres dans cet esprit, reviennent régulièrement et difficile vu le contexte d’y voir le second degré.

– Les dialogues! Touché ! Et c’est exactement la deuxième condition que j’aurais exigée : avoir un droit de regard sur eux. Je sais très bien que Footit m’estimait sincèrement. Tu ne peux pas jouer 15 ans avec quelqu’un que tu n’apprécies pas. Et puis nous avons partagé tant de choses ensemble que forcément ça crée des liens. Il était intelligent, professionnel et avait cet humour anglais si décalé. Une fois il a déclaré « Mon personnage autoritaire et cruel fait réfléchir sur la méchanceté des hommes. » Il écrivait au second degré…mais peut-être se doutait – il que ce serait malgré tout pris au premier. Mais le public riait et pour lui c’était peut-être ça qui passait avant tout. En rire plutôt qu’en pleurer. Après on est d’accord ou pas avec ça.

– Tu en penses quoi toi ?

– Je ne sais pas trop en fait. On m’a parfois pris pour un pauvre idiot, mais d’un autre côté on m’a porté aux nues. En fait, j’ai fait mon métier sans trop me poser de questions. Au quotidien je vivais bien, fréquentais Montmartre, rencontrais du beau monde, gagnais correctement ma vie, j’avais l’amour… Une chose est certaine, c’est mon talent allié à ma couleur qui a fait ma réussite. Alors oui, il y a un revers à la médaille, j’ai parfois été humilié, raillé, mais ce genre de chose arrive à tout le monde, et si ce n’est pas à cause de la couleur c’est pour d’autres raisons, mais le résultat est le même, tu en prends plein la gueule. Ça fait partie de la vie. Tu as interviewé Flora Tristan ?

– Oui.

– Elle n’a pas été humiliée, maltraitée, moquée elle aussi ? Elle en a pas pris plein la « gueule » ?

– Oh que si !

– Et pourtant elle était blanche, belle, et issue de la bourgeoisie. Je ne compare pas les souffrances, c’est juste pour dire que nous avons chacun notre destin avec nos épreuves à relever en utilisant nos propres armes. La mienne était l’art du cirque. Alors oui, avec le recul, j’aurais pu demander à Footit de faire plus attention à ce qu’il écrivait. Par exemple, inverser les rôles de temps en temps… ou alors jouer des personnages où la couleur n’avait aucune importance…ou je ne sais quelles autres situations…mais ça ne s’est pas passé comme ça…

– Donc pour en revenir à votre carrière, à partir de 1894, on vous voit partout, au cirque bien sûr mais aussi aux Folies-Bergère, à des soirées spéciales, des banquets, vous êtes très demandé. C’est à cette époque que tu rencontres les frères Lumière, Toulouse Lautrec avec qui tu deviens ami …

– Ami est un bien grand mot, mais c’est vrai qu’on s’est fréquenté pendant un temps…

– Pour résumer, cet état de « grâce » dure une dizaine d’années, jusqu’en 1905. Et à partir de cette année-là, c’est le début de la fin. Ça commence avec le Nouveau–Cirque qui ne renouvelle pas votre contrat. Puis vous êtes de moins en moins demandés et disparaissez petit à petit de la scène parisienne jusqu’à la dissolution de votre duo en 1910. Comment expliques-tu aujourd’hui cette chute ?

– Pour deux raisons. L’une politique, l’autre artistique.

– Pour la politique, je suppose que tu fais allusion à l’affaire Dreyfus ?

– Oui.

– Je rappelle qu’en 1894 avec la condamnation de Dreyfus mais surtout en 1898 avec le « J’accuse » de Zola, l’affaire Dreyfus prend d’énormes proportions et aboutit à la politisation de la question raciale qui donne naissance à un fort courant antiraciste.

– C’est ça. Et du coup, le stéréotype que nous incarnions, le noir souffre-douleur du blanc, dérangeait.

– Tu as l’air de leur en vouloir ?

– Tout ça est tellement complexe. Oui, je leur en veux parce qu’ils ont contribué à la dissolution de notre duo et détruit ma carrière et non car ils avaient raison d’être choqués par une certaine image que l’on renvoyait. Encore complexe parce que peu de temps avant l’affaire Dreyfus, Jules Ferry déclarait à la chambre des députés: « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». Et je trouve ça bien plus violent que nos « clowneries ». Je ne te parle même pas des zoos humains du jardin d’Acclimatation ou du village nègre de l’exposition universelle … et puis d’un autre côté les droits de l’homme sont nés en France suite justement à l’affaire Dreyfus. Alors va y comprendre quelque chose dans tout ça.

– Il est vrai qu’on nage en plein paradoxe.

– Et aussi un peu dans l’hypocrisie. Mais la nature humaine est ainsi faite. Compliquée. Bref, la toute nouvelle patrie des droits de l’homme ne pouvait plus se permettre de montrer un noir frappé par un blanc. Et bien que nos spectacles ne se résumaient pas qu’à ça, ça en faisait partie c’est vrai.

– Et tu as parlé de raison artistique?

– Il y a aussi le fait évidemment que nous nous sommes démodés. Même ma façon de danser paraissait datée à côté du cake – walk américain qui débarquait en France. De toute façon tout passe, tout lasse.

PARIS : 1910

– Une fois le duo disparu, qu’est-ce que tu as fait ?

– J’ai tenté une reconversion au théâtre, mais contrairement à aujourd’hui, à l’époque je maîtrisais mal le français, impossible alors de dire de longs textes. De toute façon, j’étais un clown, un acrobate, un danseur, pas un comédien. Et puis quelqu’un qui vient du cirque, et qui veut jouer au théâtre, quelle offense pour les puristes !

– Pourtant tu n’en as pas fini avec le clown Chocolat et tu as gardé le meilleur pour la fin. Durant cette difficile période que tu traverses, tu vas faire la plus belle chose de ta vie, celle qui laissera une trace indélébile de ton passage sur terre… mais je te laisse en parler.

– Oui, c’est vrai que s’il y avait qu’une seule chose à retenir de ma vie, j’aimerais que ce soit celle-ci : J’ai été le premier clown à aller jouer pour les enfants dans les hôpitaux. J’y suis allé deux fois par semaines pendant des années. J’étais payé en rire et jamais je me suis senti aussi riche (il rit). J’avais créé, sans le chercher, le concept de thérapie par le rire. Quand je dis que je n’ai pas cherché, je veux dire que ça m’a été naturel d’aller vers eux. Je n’ai pas réfléchi. J’avais envie de leur apporter quelque chose. Je pensais à Suzanne partie si jeune à cause d’une santé fragile… Les gosses adoraient Chocolat alors je suis allé les voir.

J’étais bien plus ému et touché par le rire de quelques gamins en chemise de nuit banche que par ceux de 3000 spectateurs endimanchés. Au bout de quelque temps, les médecins ont constaté qu’après mes passages, des petits allaient mieux et certains guérissaient même. Non mais tu te rends compte !? C’était génial ! Génial dans le sens où ça dépassait ma personne. Si Chocolat pouvait apporter ça, d’autres clowns le pourraient aussi.

– Tu as laissé un magnifique héritage. A côté de ça, ta descente continue. Tu trouves de moins en moins d’engagements. En 1912, ton fils Eugène tente bien de te remettre le pied à l’étrier en te proposant de faire un duo avec lui : « Tablette et Chocolat »

– Et je l’en remercie encore. J’étais emballé. Travailler avec mon fils me rendait à la fois fier et heureux. Nous avons commencé à nous produire, malheureusement la guerre a éclaté et Eugène a dû rejoindre le front en 14.

– Au moins, il n’est pas mort sur un champ de bataille.

– Dieu merci. Il a même fait une petite carrière de clown dans les années 20.

BORDEAUX : 1917

– Quant à toi, « la galère continue ».

– Oui. Marie tentait bien de me remonter le moral, mais je n’étais pas bien. Et puis physiquement, c’était dur. J’avais 49 ans. Aujourd’hui c’est jeune, mais pour l’époque c’est déjà vieux, surtout avec la vie que j’avais menée. Et comme je buvais de plus en plus, ça n’arrangeait pas les choses. Malgré tout, j’ai été engagé pour une tournée par la troupe du Raincy. Et à l’automne 1917, nous avons installé notre chapiteau à Bordeaux, place des Quinconces.

– Et le soir du 3 novembre 1917, tu ne le sais pas encore mais tu viens de donner ta dernière représentation.

– Oui. Après avoir joué ce soir-là, je suis rentré à pied, pour rejoindre la rue Saint Sernin où je logeais. J’ai longé la Garonne. Il faisait froid. Je me sentais très fatigué et toussais beaucoup. Arrivé place de la Bourse, j’ai pris à droite et remonté jusqu’à la place Gambetta, puis jusqu’au 43 de la rue Saint Sernin. Je suis monté me coucher. Je me sentais de plus en plus mal et j’ai fini par m’endormir. Et au matin du 4 novembre, je ne me suis pas réveillé. Ni ce matin-là ni plus aucun autre.

– Nous arrivons à la fin de cette interview. Je te remercie beaucoup d’avoir répondu à mes questions.

– Mais c’est moi qui te remercie de m’avoir donné la parole.

– Vraiment ravi de ce moment passé avec toi. Je te laisse partir maintenant. Au revoir Raphael.

– Au revoir Franck … ah, une dernière chose : finalement comme nom, je préfère Chocolat. Les enfants m’ont toujours appelé comme ça.

Il s’évapore...


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Page de couverture du livre "les mémoires de Footit et Chocolat"
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J'en termine là avec cette mini-série sur les billes de clown : j'espère Christophe que tu les recevras complètes, et dans les meilleures délais. A l'intérieur de chacune, un chapelet de photos de l'artiste monté sur un ruban.

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