Hommage à Claude Nougaro le motsicien, poète intemporel
Ses mots amoureux de la langue française, son swing, sa voix, son accent, les musiques du monde qu'il a choisies pour y faire rythmer ses textes aux rimes riches, sa poésie que l'on connait beaucoup moins bien tout comme ses dessins, tout cela en a fait un homme et un artiste terriblement original qui me manque infiniment.
|
Presse 2 © Stan Wiezniak_Universal Music France_GAMMA RAPHO_1 |
Né en 1929 à Toulouse, ville qui ne cessera de l’habiter, Claude Nougaro fut une des grandes voix des dernières décennies du XXème siècle. Issu d’une famille de musiciens, il découvre très tôt le jazz et la poésie. Le jeune homme part tenter sa chance à Paris et en 1954, ses premières performances sur scène au « Lapin Agile », café-concert de Montmartre, sont très vite remarquées. Dalida lui demande d’ailleurs d’effectuer ses premières parties.
Reconnaissable entre mille à charrier dans sa voix les cailloux de la Garonne, il a produit des dizaines de chansons admirables, écrites avec toute la rudesse de sa plume gasconne et pétries de jazz, de bossa nova ou de funk. «Quatre boules de cuir», «Armstrong », «Toulouse», «Cécile ma fille», «Nougayork», «Le jazz et la java» ou « Tu verras » sont quelques-unes de ces splendides chansons.
Il a avant tout le monde entrepris l’exploration des musiques d’ailleurs livrant des titres chargés de la moiteur des musiques africaines ou de la saveur des rythmes du Brésil. Chez Nougaro, les mots et les notes s’épousent car le swing et la rime, il les a dans la peau ! Cet artiste d’une grande modernité a influencé nombre de chanteurs… et de rappeurs par sa capacité à faire sonner les mots, se disant lui-même « motsicien ». Enseignés dans les écoles certains de ses titres sont des modèles de poésie moderne.
Source : https://www.melo-app.com/notice/claude-nougaro
|
Crédit photo : Claude Nougaro ©lastfm |
Claude Nougaro : sur l'écran noir de ses nuits blanches...
En cette soirée
hivernale de décembre 1954, la neige recouvrait les hauteurs de la Butte. On
distinguait à peine les contours de la maison où depuis des lustres Le
Lapin Agile tenait ses assises. Quelques rares lueurs, derrière les
carreaux, s'efforçaient de percer l'obscurité. Un jeune homme, semblant surgi
de nulle part, s'était frayé un passage dans l'allée qui desservait la porte
d'entrée. Quittant le comptoir, le fils de la maison vint à sa rencontre,
laissons lui le soin de nous conter la suite :
« Bonsoir
monsieur, lança le visiteur d'une voix empreinte d'un bel accent toulousain. Je
suis Claude Nougaro, le fils de Pierre. Je viens pour vous dire quelques poèmes
que j'ai écrits.
– Ah oui, on
connaît bien votre père ici. Chaque fois qu'il vient passer la veillée avec
nous, on lui demande de chanter Les vieilles de notre pays ne sont pas des
vieilles moroses ! Quel plaisir de l'écouter ! Je me présente, Yves
Mathieu, mais ici on m'appelle Vivi. Est-ce que vous chantez aussi ?
– Non je ne
chante pas du tout...
– Mon beau-père,
Paulo, va vous écouter.
Nous montons
tous les trois dans la salle. Claude se place devant le rideau rouge et nous
récite Pégase. Nous comprenons tout de suite le talent de ce jeune
taurillon qui sent encore le lait de vache ainsi qu'il aimait se décrire
lui-même dans la fougue de sa jeunesse.
Paulo lui
donne sa chance, il devient dès lors un membre de la famille
du Lapin ! »
Une
amitié sans faille naîtra entre Claude, Paulo, le fils du légendaire Père
Frédé, Yvonne Darle sa compagne et son fils Yves, Vivi pour les
proches. Ils le logeront même dans une chambre, au-dessus de la salle, pendant
ses années de galère.
Yves
Mathieu et Claude Nougaro ont à peu près le même âge. Yves, meneur de revue
aux Folies-Bergère, le conseille, lui donne de l'assurance et l'aide à
vaincre sa timidité envers les femmes. Le résultat ne se fera attendre : il
épousera peu après Sylvie, l'hôtesse de ce cabaret mythique, la future maman
de Cécile, sa fille.
Au Lapin Agile, Claude Nougaro réalise des petits tours de chant
accompagné par le pianiste Jean-Michel Arnaud. Ces chansons comico-réalistes
ont des titres évocateurs : Coupez-les moi au rasoir, Les pantoufles
à papa, ou encore La Chanson de Spoutnik... Il partage la scène avec Jean-Roger
Caussimon, le Canadien Raymond Lévêque, le chansonnier Jacques Grello,
l'interprète de fables Jean-Marc Tennberg, le guitariste Alexandre Lagoya et
Ida Presti, sa partenaire, puis tant d'autres…
Avec
Jean-Michel Arnaud, Claude se lance dans l'écriture de nombreuses chansons
qu'il confie aux vedettes du moment à l'instar d'Odette Laure, de Lucette
Raillat, Philippe Clay et Marcel Amont. C'est ainsi que notre
« Mot-sicien », selon sa formule, se trouva baigné en ce lieu
envoûtant où résonnent encore aujourd'hui les vibrations des voix d'Aristide
Bruant, de Dorgelès, Carco, Mac Orlan, Apollinaire, Picasso… Il surnomme
alors Le Lapin Agile « Coffre-fort de l'éternité » :
« Là, dira-t-il,
je fus heureux d'entendre s'égrener des chansons admirables, poétiques,
touchantes pures et vraies. »
En ce
début des années cinquante, les cabarets montmartrois redoublent d'activité. La
plupart des futures « têtes d'affiche » des grands music-hall sont
déjà présentes. Claude entre dans la danse. Chez Patachou il se produit en
compagnie de Jacques Brel, Guy Béart et Georges Brassens. L'auteur
du Gorille devient son mentor. Il lui dédie un sonnet
(...) Là
bas, au sel, à Sète aux salives de marbre
De
la mer oui, toujours, toujours recommencée
Tu
naquis d'un maçon certainement pas glabre
Et
travaillas bientôt ta guitare à penser (...)
Un soir,
le patron des Trois-Baudets, Jacques Canetti, qui est également
directeur artistique chez Philips, découvre Claude : il va prendre en main
son début de carrière. C'est aussi le temps où il décroche l'examen d'entrée à
la SACEM et rencontre Michel Legrand avec lequel il collaborera fructueusement.
Cet
épisode montmartrois s'inscrit à merveille dans l'histoire de sa vie, de son
attachement au monde de la musique et de la poésie, dont les premières lignes
se sont écrites le 9 septembre 1929, jour de sa naissance à Toulouse. Avec un
père chanteur lyrique au Capitole, bientôt baryton à l'Opéra de Paris, et une
mère professeur de piano, comment aurait-il pu échapper à sa destinée?
Mais
malheureusement, la vie d'artiste n'est guère compatible avec la vie de
famille... Très souvent en tournée, ses parents sont amenés à le confier à ses
grands-parents toulousains et à des établissements scolaires dont il sera
pensionnaire. Il se réfugie dans les livres qui deviendront dorénavant ses
seuls véritables amis. Grâce à Baudelaire, Hugo, Verlaine, Cocteau, il apprend
à jongler avec les mots, « à les frotter comme des petits cailloux pour en
faire jaillir des étincelles », dira-t-il, et durant les vacances, à
l'écoute du poste de TSF de son grand-père, il élargit son spectre musical en
découvrant Louis Armstrong, Bessie Smith, Charles Trenet, Édith Piaf, Glenn
Miller...
La tête dans les
étoiles, il couvre ses cahiers d'écolier de poèmes, négligeant les autres matières .
Il rate son bac, qu'importe ! Il se débrouille, devient apprenti
journaliste et réussit à signer quelques piges dans L'Echo
d'Alger, La Dépêche de Constantine sans oublier Le Journal des
Curistes de Vichy !
En 1949 il
devance l'appel et part effectuer son service militaire au Maroc, à Rabat,
d'une durée de dix-huit mois dont dix au cachot ! Il profite de cet
isolement pour parfaire ses articles de presse... Dès sa libération il rejoint
son père nommé baryton à l'Opéra Garnier et s'installe avec lui à
Saint-Germain-des-Prés.
C'est le temps
de l'insouciance, de l'existentialisme prôné par Jean-Paul Sartre, Simone de
Beauvoir, où, entre Le Café de Flore et Les Deux-Magots se
détachent les silhouettes de Boris Vian, Prévert, Queneau, Juliette Greco et
des jazzmen dont Sidney Bechet et Miles Davies.
C'est d'ailleurs
aux Deux-Magots que Claude va rencontrer l'écrivain, poète,
dramaturge Jacques Audiberti qui deviendra son « père spirituel ». Il
l'hébergera par intermittence, et lui rendra hommage en 1965 avec
sa Chanson pour le Maçon. « Le texte de cette chanson, confiera
sa dernière épouse Hélène Nougaro au journal La Dépêche, nous ramène
à nous-même. Claude raconte sa quête vers le public tout en voulant rester un
marginal qui privilégie les paroles complexes. C'est tellement travaillé qu'on
peut l'écouter des dizaines de fois et en découvrir encore aujourd'hui un sens
différent. »
En 1958, Claude
fait la connaissance du pianiste Maurice Vander. Les deux compères ne se
quitteront plus. L'année suivante, il gravera son premier album. Henri
Salvador, en signant un texte de présentation au verso de la pochette, en est
le premier parrain musical. Mais le titre « phare » de ces
enregistrements, Il y avait une ville, évoque les conséquences
dramatiques de la guerre atomique et effraie le public. Le disque est un échec.
En revanche, en
1962 avec son second 25 cm, arrangé par Michel Legrand, le succès est au
rendez-vous. L'une des chansons, Une petite Fille, sur une musique de
Jacques Datin, devient le tube de l'été. Elle est dédiée à Sylvie, la maman de
Cécile. Au cours de son interprétation Claude lance un cri déchirant
« Attends-moi ! » comme un sanglot inspiré par le film de Marcel
Pagnol Manon des sources quand Ugolin se précipite à la suite de
Manon.
Dans ce disque,
Claude Nougaro passe en revue ses thèmes favoris : celui de la femme
tantôt ange, tantôt démon, avec Les Don Juan et Le Cinéma
Sur
l'écran noir de mes nuits blanches
Moi
je me fais du cinéma
Sans
pognon et sans caméra
Bardot
peut partir en vacances
Ma
vedette c'est toujours toi (...)
Il évoque aussi
le métissage musical avec Le Jazz et la Java tandis que la
ségrégation raciale explose dans le sud des États-Unis. Il y oppose avec
adresse le jazz des afro-américains à la java, danse populaire de bal musette
de l'ancienne génération, se plaçant ainsi à mi-chemin entre Piaf et Armstrong.
Il y ajoute sur une musique de Jacques Datin une émouvante ballade consacrée
à Cécile, sa fille, qui venait de naître.
Comme pour
exorciser son addiction à l'alcool, il décide de se mettre en scène dans une
composition humoristique, avec une bande de copains éméchés se présentant
ensemble sous les fenêtres d'une certaine Marie-Christine qu'il
espère reconquérir malgré son état, en lui chantant en guise d'aubade :
Je
suis sous, sous, sous, sous ton balcon
Comme
Roméo, oh! oh ! Marie-Christine !
Je
reviens comme l'assassin sur les lieux de son crime
Mais
notre amour n'est pas mort, hein dis-moi que non (...)
Je
suis bourré, bourré, bourré de bonnes intentionS
J'ai
trouvé du boulot, oh Marie-Christine
C'est
sérieux, j'ai balancé mon dictionnaire de rimes
Je
n'écris plus de chansons, non j'travaille pour de bon (...)
Cette chanson
sera également interprétée par un des artistes les plus insolites et talentueux
du temps dont le long visage émacié, la silhouette interminable et l'allure
dégingandée firent longtemps les beaux soirs des cabarets : Philippe Clay.
Hélène
Nougaro dira bien après, à propos de ce mauvais penchant de Claude :
« Il parlait
volontiers de ses tendances autodestructrices. Ces moments n'étaient certes pas
très drôles, mais ils étaient ponctuels. Avec l'alcool, on cherche à soigner
une maladie de l'âme, on essaie d'oublier, de s'anesthésier les neurones. Ce
n'était pas un alcoolique il était noir. Et puis quand il sortait pour aller
vers l'autre, il avait besoin de se désinhiber. Claude était terriblement
timide. »
Avec le déferlement des nouvelles idoles de la
chanson des années 60, certains artistes disparurent des scènes parisiennes
emportant avec eux des courants de qualité comme le style « Rive
Gauche » de l'après-guerre, bien malmené alors. Lui, bien au contraire,
continue de susciter de plus en plus de suffrages auprès des jeunes épris de
rock 'n' roll, avec ce jazz qu'il aime remettre au goût du jour, musique puisée
aux mêmes racines. Ils viendront le soutenir et l'applaudir à l'Olympia en 1963
en vedette américaine de Dalida, son amie montmartroise installée 11bis rue
d'Orchampt. Ils partiront d'ailleurs en tournée ensemble avec ce spectacle à travers
la France peu après.
Pour
l'organiste Eddy Louiss, il compose C'est Eddy, puis il tombe sous le
charme de la musique brésilienne. Il adapte en 1966 le succès de
Baden-Powell Berimbau, nom à l'origine d'un instrument monocorde, sorte
d'arc que l'artiste fait vibrer et résonner. Il en fait Bidonville où
il évoque ces abris, baraques de fortune où s'entassent des malheureux. En même
temps il écrit L'Amour sorcier qu'il enregistre en 1967, année où il
rencontre Odette, jeune femme d'origine arménienne avec laquelle il aura deux
filles, Fanny en 1969 et Théa en 1973. L'année 1967 sera aussi celle où il
livrera l'un de ses plus grands succès : Toulouse, superbe hommage à
sa ville natale :
Qu'il
est loin mon pays, qu'il est loin
Parfois
au fond de moi se ranime
L'eau
verte du Canal du Midi
Et
la brique rouge des Minimes
Ô
mon paîs, ô Toulouse, ô Toulouse
Je
reprends l'avenue vers l'école
Mon
cartable est bourré de coups de poings (...)
La mélodie de
cette œuvre repose sur les notes émises par le carillon de l'église des Minimes
de son enfance.
Une autre
anecdote se rattache à sa création : lorsqu'il vivait chez ses grands-parents,
il avait tendance à projeter sur cette ville les longs moments de tristesse, de
chagrin, de solitude qu'il ressentait. Il voulait s'en évader et la rendait
responsable de ses états d'âme. C'est pourquoi la première version débutait
ainsi "Ô
Toulouse,Toi
qu'on nomme la ville rose, Le
rose me rend morose.."mais finalement, conseillé par ses proches,
Claude préfèra offrir à sa ville un texte plus chaleureux.
En mai 68, Paris
s'enflamme. Des barricades s'élèvent, les pavés s'envolent, les étudiants
couvrent les murs d'affiches… Une grève massive s'ensuit paralysant la France.
Les événements lui suggèrent Paris Mai, sorte de soutien à la
jeunesse en révolte que la censure va juger subversive. Elle sera interdite
d'antenne, bien qu'étant davantage un manifeste esthétique qu'un appel à la
révolution… Il retourne alors aux racines de la musique noire en adaptant
le gospel Go down Moses, chant inspiré de l'Ancien Testament entonné
par les esclaves qui voulaient rompre avec leur existence de soumission et de
misère. Claude Nougaro le transforme en hommage au trompettiste Louis
Armstrong, avec des arrangements de Maurice Vander. Amstrong je ne suis
pas noir devient un symbole intemporel contre le racisme.
Il
s'interroge, se cherche, mêle sa passion du verbe à la mélodie. Dans son esprit
Musset cohabite avec Slide Hampton. Le « croque-notes » se met à
l'écoute des rythmes planétaires. Il ovationne la musique africaine en
écrivant Locomotive d'or :
Locomotive
d'or, aussi riche en pistons,
Aussi
chargée d'essieux que de siècles un sépulcre,
Locomotive
d'or, croqueuse d'un charbon
Plus
fruité, plus juteux que l'est la canne à sucre
Locomotive
d'or,
Sans
un soupçon de suie, sans une ombre de lucre
Tu
me fais visiter tes Congos, tes Gabons,
Tes
Oubangui-Chari et tes Côte d'Ivoire
Où
de blancs éléphants m'aspergeaient de mémoire
Locomotive
d'or. (...)
Il renoue avec
Baden-Powell, chante avec lui, traduit la chanson de Gilberto
Gil Viramundo (globe-trotter en portugais) qui raconte le périple de
Gilberto dans l'hémisphère sud, fréquente les maîtres du jazz américain
Thelonius Monk et Quincy Jones, explore de nouvelles formes d'expression. Claude
a compris depuis longtemps que la transmission des émotions universelles passe
par la chanson, par l'oralité. Une jeune femme ne le laisse pas indifférent.
Elle se prénomme Marcia, c'est une Brésilienne divorcée de Baden-Powell. Un
fils, Pablo, naîtra de leur union en 1977. Sa venue au monde inspire notre
poète :
(...) Il
n'y a pas eu d'ombre au tableau
Mais
une lumière ô Pablo
Pablo
Pablo Pablo Pablo
Et
ma dulcinée de Rio
Riait
en voyant tes grelots
Pablo
Pablo
Mais
tu te radines un peu trop tôt
Te
v'là dans une cabine Apollo
Avec
des tuyaux (...)
En 1977, à l'
Olympia, Claude Nougaro propose un spectacle original et novateur : deux poèmes
fantastiques Plume d'Ange et Victor avec en arrière-plan
une projection de diapositives représentant les œuvres du peintre Daniel
Estrade. Le public a du mal à suivre. Les producteurs aussi... Ses recherches
constantes surprennent un peu trop !
Il revient au début des années 80 à plus de
sobriété, abandonne les grandes formations et revisite son répertoire. Les
concerts dorénavant regroupent uniquement trois musiciens : le batteur
Bernard Lubat, le contrebassiste Pierre Michelot et son fidèle pianiste Maurice
Vander : c'est le Nougaro Trio. C'est au cours d'une tournée à l'île de La
Réunion, qu'il fera la connaissance d'Hélène, jeune kinésithérapeute qui
l'accompagnera jusqu'en 2004.
L'accueil,
malgré tout, reste mitigé. Il se sent ostracisé. Ses ventes de disques
régressent et en 1986, la firme Barclay où il enregistre depuis dix ans ne
souhaite plus renouveler son contrat et l'exclut de son catalogue.
Claude Nougaro encaisse le coup...«
Quand on est dans la cage du ring, pour atteindre la déesse de pierre, il n'est
qu'une manière,
Boxe, Boxe, il faut être vainqueur ! » comme il le
chante dans Quatre Boules de cuir.
Il réagit, vend sa maison de l'avenue Junot à
Montmartre et, sans label, met le cap sur New York. Son producteur Mick Lanaro
lui conseille de rencontrer un jeune Français passionné par les claviers
électroniques, Philippe Saisse, à Manhattan. Reconverti au binaire, il
parachève avec ce musicien l'album NougaYork où fleurissent des
mélodies attachantes, des paroles exquises, des jeux de mots dont il a le
secret. Il est accompagné d'exceptionnels artistes comme Rodgers et Marcus
Miller. Cet opus sera récompensé en 1988 par « Les Victoires de la
Musique du meilleur album et du meilleur artiste interprète ».
«Avec cet album, déclarera la chanteuse
Maurane, Claude a fait la nique à tout le monde et surtout à son ancien label
Barclay qui lui avait rendu son contrat. C'est un succès qui lui a permis de se
faire connaître d'une génération plus jeune, qui lui a rendu la place qu'il
méritait. »
Avant de
quitter l'Amérique en 1988, il va graver à Los Angeles Pacifique, ensemble
d'œuvres plus sensibles en phase avec les couleurs musicales californiennes du
moment dont Toi là-haut, chanson dédiée à son père décédé la
même année.
De retour
en France, il renoue avec sa première maison de disques Philips, s'accoquine à
nouveau avec son vieux complice Maurice Vander, le retrouve en duo
avec Une voix, dix doigts, double album live enregistré à l'Odyssud de
Blagnac en septembre 1991
Deux ans
plus tard, sous forme de testament musical, Claude réalise Chansongs, son
album « arlequin » où il fait la synthèse de tous les styles qui
l'enthousiasment.
En 1997
avec L'Enfant phare, il retourne à ses premières amours : les
rythmes latinos et le jazz.
En janvier 2000,
attiré par toutes les musiques du monde, au tournant du nouveau siècle, Claude
Nougaro nous livre ses dernières œuvres réunies sous le titre Embarquement
immédiat avec le concours d'Yvan Cassar. Une dernière fois, il nous
emporte dans un voyage musical autour de la Terre, soutenu par un big band
tonitruant où éblouissent, tels de véritables joyaux, ses poèmes en harmonie
avec les aspects radieux ou tragiques de sa vie.
Affaibli
par ce surcroît d'activité, il se rend à Quiberon pour profiter des bienfaits
d'une cure thermale. La presqu'île l'inspire. Il envoie à Hélène une carte
postale enrichie d'un superbe poème :
« Je ne
savais pas que cette très belle carte allait devenir une chanson,
racontera-t-elle plus tard. Quand ce fut le cas, je fus émue, évidemment. Mais
à partir du moment où c'est une chanson, ce n'est presque plus moi. Ce chant
d'amour appartient à toutes les femmes... ». Claude
l'intitulera L'île Hélène :
Assis
sur un banc devant l'océan
Devant
l'océan égal à lui-même
Un
homme pensif se masse les tifs
Interrogatif,
à quoi pense-t-il ?
À
quoi pense-t-il, livré à lui-même ?
Il
pense à son île
Son
île Hélène
Est-ce
que l'île l'aime ? (...)
Hypersensible,
l'artiste se rend compte que ses forces se dérobent de plus en plus.
Qu'importe. Il trouve en 2002 le courage de se produire dans toute la France
avec un spectacle parlé, Les Fables de ma fontaine, et de préparer sous le
label « Jazz Blue Note Record » son dernier opus, La Note Bleue,
entre 2003 et 2004, année où malheureusement rattrapé par la longue maladie
dont il souffre, il disparaît. C'est le 4 mars que s'éteint l'écran de sa vie
en sa résidence parisienne rue Saint-Julien-le-Pauvre.
Lors de ses
obsèques à Toulouse le carillon de la basilique Saint-Sernin fera tinter les
notes de sa chanson Toulouse et ses cendres iront se disperser dans
les eaux de la Garonne, sa première source d'inspiration.
En apprenant
l'hommage que Montmartre en Revue s'apprêtait à rendre à notre poète,
Hélène Nougaro, qui préside l'association Claude Nougaro, accepta de nous
communiquer l'émouvante lettre de Guy Béart qu'elle reçut le lendemain de son
départ. En voici quelques lignes :
« Mon cher Claude, Ta disparition
physique me blesse profondément. Voilà presque un demi-siècle que j'ai le
bonheur de te connaître. Je me souviens avoir été saisi pour la première fois
alors que nous étions tous les deux chez Philips par ta présence puissante et
fougueuse, tes mots martelés à la diction parfaite, ta musique dès le début
actuelle et originale. Puis je t'ai suivi grâce à tes créations et tes
apparitions toujours singulières et fortes.
Ta stature, ta
langue au jus de treille, des rythmes, tes chansons, ont fait de toi un de ces
hommes rares, libre debout, libéré de toutes entraves. J'ai chanté
dans L'Espérance folle :
La
mort c'est une blague
La
même vague
Nous
baigne toujours
mais c'est une
blague qui fait de la peine aux tiens, à tes amis, à ceux qui t'estiment, à
ceux que tu enchantes et enchanteras, à ceux qui t'aiment. Et ils sont si
nombreux ! Que de Petites filles seront en pleurs. Et des
grandes. Mais tu leur courras toujours après. Je prie le
Seigneur pour qu'il t'accueille de façon lumineuse, ensoleillée, aussi joliment
que tu savais nous accueillir. »
Tout en portant
à ma connaissance ce vibrant et poignant témoignage, Hélène, à la manière d'une
chanson de Claude, me conta une anecdote singulière, hors du temps, énoncée
avec son bel accent toulousain :
« Je vis,
me dit-elle, entre l'église Saint-Séverin et celle de Saint-Julien-le-Pauvre, à
deux pas de Notre-Dame, cernée par Dieu selon l'expression de Claude.
Depuis près de cinq ans, lors de mes promenades, une magnifique corneille toute
noire jusqu'aux pattes m'apparaît. Le rituel est toujours le même. Elle décrit
au-dessus de moi un arc de cercle, déploie ses ailes, vient se poser et me
regarde. J'ai l'impression qu'à travers ce passereau étonnant, Claude me fait
signe. Elle reste un long moment à m'observer et repart vers l'un de ses
refuges.
J'ai
photographié cette corneille de nombreuses fois comme vous pouvez l'imaginer.
Or récemment, en classant ces clichés, quelle ne fut pas ma surprise de voir
une ancienne photo de Claude se placer comme par enchantement entre deux pauses
de cette porteuse d'espérance... »
En prêtant
l'oreille à cette belle « fable de sa fontaine », une phrase de René
Char me revient en mémoire : « Au plus fort de l'orage il y a toujours
un oiseau pour nous rassurer : c'est l'oiseau inconnu, il chante avant de
s'envoler... »
Oiseau,
bel oiseau inconnu mais familier, messager de l'âme du poète qui n'a pas
disparu...
En nous
quittant, ce troubadour venu enchanter le pays des trouvères nous a laissé
telles des poussières d'étoiles des chansons devenues aujourd'hui
intemporelles. Régulièrement les hommages se multiplient autour de sa mémoire.
Un des plus beaux a été conçu par Cécile, sa fille aînée si joliment
chansonnée. Depuis septembre 2019, elle a créé à Toulouse la « Maison
Nougaro », lieu de vie consacré à son père, sur une péniche amarrée sur le
Canal du Midi. Elle abrite une scène où l'on écoute des concerts intimistes, on
y découvre une exposition des croquis et tableaux de son père ainsi qu'un
bar-restaurant où le visiteur est convié à déguster le fameux
« ragoût-nougaresque » !
Nul doute que
l'auteur de L'Amour sorcier prend un malin plaisir à venir hanter
ce lieu si original...
Source : Gérard Letailleur -Les éditions d’Art de Trianon de Versailles.
***
Merci à toi l'Artiste, toujours tellement présent dans nos vies!
|
Claude Nougaro le 23 février 1983 au Palais des sports de Toulouse (JP Muller/ AFP) |