Cette saison, dans le cadre du 2e challenge mail-art de la MJC ayant pour thèmes les arbres, nous devions partir d'un des timbres de la magnifique série éditée en 2018 par La Poste sur le sujet.
Et c'est un très jolitexte d'Ambroise Héritier magnifiquement illustré qui m'a inspirée pour faire écho au timbre "olivier" choisi pour Dominique, toute nouvelle venue au mail-art textile
© Ambroise Héritier |
«A l’instant même où mes grands yeux tout neufs ont vu le jour, j’ai été frappée par sa robustesse. Un monument tortueux vêtu d’une écorce craquelée et coiffé d’une chevelure vert argenté que le mistral agitait sans cesse. Lui, c’était l’olivier. Il allait devenir mon unique planète et sa petite garrigue alentour mon univers tout entier. C’était au matin de ce 8 juin, premier jour du reste de ma courte vie au pied d’une éblouissante montagne de calcaire dans le Midi.
Je me présente, je suis la cigale grise. Cicada orni pour les savants. En vérité, je ne suis pas vraiment née aujourd’hui mais je ne suis une cigale aboutie, un imago pour être précise, que depuis quelques heures.
Il est mon père végétal. La nuit dernière, j’étais encore une nymphoïde aveugle. Puis je suis sortie de terre et j’ai grimpé sur le premier support venu, un colosse solide et rassurant, mon olivier. Cela faisait presque quatre ans que je vivais sous terre à ses pieds sans même le savoir. Larve d’insecte j’ai grandi par étapes. J’ai survécu à cinq mues laborieuses dans le noir le plus total au milieu des racines de mon protecteur. Cette vie souterraine insoupçonnée a duré près de 45 mois. Pourtant, de mon espèce, on ne connaît que la cacophonie amoureuse de l'été qui sert d’hymne à la Côte d’Azur et divertit les touristes sous les platanes des villages. Ce concert remarqué n’est pourtant que le sprint final de mon existence. C’est ce qui me reste à vivre à présent. Deux mois de chaleur et de vent à faire claquer mes cymbales à longueur de journée, à profiter un peu de mes ailes et à m’accoupler. Je suis un mâle, un enragé cancan comme écrivait Jean-Henri Fabre, le célèbre entomologiste provençal du XIXe siècle. Je vais mourir avec l’été. Je ne connaîtrai jamais le rude hiver que La Fontaine me promet pourtant avec ironie. Ni même les pommes mûres d’un tableau de Cézanne.
Tout ce que je sais des autres saisons vécues sous terre , des années écoulées et des siècles passés, je le tiens de mon olivier. Dès ma première minute de vie larvaire enfouie dans le sol, j’avais remarqué la formidable ambition terrestre de mon hôte. Il ancre solidement ses racines puissantes pour vivre là où il ne pleut presque jamais sur un sol qui n’en a quasiment que le nom. Cette assise peut atteindre six mètres de profondeur sur un rayon de douze mètres. Certaines racines sont si vigoureuses qu’elles gonflent même les flancs du tronc sous l’écorce. Au point de dessiner des plis grossiers sur le corps ancestral de mon olivier. Je me souviens les avoir arpentés en sortant de terre comme si c’étaient des arêtes et des crevasses.
Depuis ma loge de nymphe, j’ai longtemps grignoté ses délicieuses racines de surface. Celles qui alimentent la base de l’arbre et favorisent les souchets, sortes de boursouflures pourvues de bourgeons. Les rejets vigoureux qui en résultent sont utilisés depuis toujours par les peuples méditerranéens pour propager les oliviers remarquables. C'est aussi une façon naturelle de ressusciter des grands gels centennaux comme celui de février 1956. Mon olivier en porte encore des cicatrices tandis que la plupart de ses voisins ont été arrachés au lendemain de ce coup de massue climatique. Lui se souvient des 30 centimètres de neige qui ont fracturé ses branches, des - 20°C qui ont pétrifié ses rameaux et du mistral terrifiant qui emporta une partie de son feuillage brûlé par le froid. Déjà à l’époque, c’est son âge avancé qui lui a permis de résister vaillamment.
Quand il me prend dans ses bras,, je ne sais pas si je vis sur un végétal opiniâtre, un grand miraculé ou un être proprement surnaturel. Quoi qu’il en soit, ce vieillard sédentaire a traversé plus de 400 étés, soit 100 générations de cigales. Il en a vu passer des révolutions, des guerres et des incendies. Mais aussi des poètes, des amoureuses en robe longue et des enfants en souliers. Le lézard ocellé a su apprécier son ombre pour échapper au cagnard, la genette a arrosé son pied au passage et le hibou petit-duc a sifflé maintes sérénades en son cœur. Et moi, j’ose m’agripper cet après-midi à l’une de ses branches fines que je perfore de ma trompe toute neuve pour lui sucer un peu de sève. Oh, je ne lui fais pas bien mal, un picotement tout au plus qui devrait cicatriser rapidement.
J’espère seulement ne pas porter en moi la bactérie tueuse . Quoi qu'il en soit, j’ai conscience de goûter un élixir qui ne me donnera pas les pouvoirs de son créateur. Cela ne me fera pas vivre plus longtemps. Mais ce jus de vie me donne l’énergie nécessaire à mon premier envol vers une branche plus robuste et mieux exposée. Je suis prête. Là, sous la chaleur du soleil, j’actionne mes cymbales comme si j’avais fait ça toute ma vie. Je suis le premier de la saison à chanter ma musique à plusieurs centaines de pulsations par seconde. Bientôt, mes voisins en feront autant. Voilà l’été ! Je suis arrivée trop tard dans la saison pour admirer les frêles inflorescences blanches que portent les jeunes rameaux âgés d’un an. Et je disparaîtrai trop tôt d’ici novembre pour admirer le mûrissement du vert au noir des belles olives. Autour de moi, c'est un peu l'entre-deux, des grappes de petits fruits en phase de nouaison, quand l’ovaire floral devient mini-olive.
Au temps pour lui, mon arbre produit bien moins de fruits que lors de ses belles années du temps de Napoléon. Passé 150 ans, le vieux sage s’apaise naturellement et n’ambitionne rien de plus qu’un avenir paysager et patrimonial, se tordant et se ridant chaque jour un peu plus. Au pire, il s’effondre sur lui-même après plusieurs siècles, épuisé par un parasite ou une malveillance. Alors, dans un élan admirable, il renaît de ses rejets et perpétue ainsi son souffle de vie, avec ou sans l’aide de l’homme. On dit que l’olivier le plus vieux du monde pousse en Crète depuis 3 000 ans. A Roquebrune-Cap-Martin, dans les Alpes-Maritimes, vit le plus ancien connu en France. Avec ses nombreux rejetons, il atteint 16 mètres de circonférence et serait plus ou moins contemporain de Jésus-Christ. Mais il est délicat de dater un olivier car son cœur est illisible et ne dessine pas de cernes annuels bien différenciés.
L’olivier et moi formons le couple symbole des terres méditerranéennes. Notre point commun naît de notre plus criante différence : nous sommes tout deux sans âge. Alors que mon passage à la lumière est trop bref pour se compter en années, lui au contraire se joue du temps qui passe et se perd dans les siècles.»
Texte et photos © Ambroise Héritier
relayés dans un article de Jean-Philippe Paul dans Salamandre, la revue de nature
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire