3 octobre 2025

Border-line, pour l'Association Accueil Réfugiés des Vals du Dauphiné

Les frontières ne sont pas seulement territoriales, elles sont aussi politiques et culturelles. Elles sont aussi mobiles aussi, dans le temps.  

L'exemple le plus marquant est celui de la Russie : depuis la chute du mur de Berlin et l'éclatement de l'ancienne URSS elle-même héritière de l'Empire Russe, la Russie est tiraillée  entre effets d'héritages et nouvelles polarités. sur ses frontières inter-étatiques avec l'Estonie, la Lettonie, la Biélorussie, l'Ukraine, la Géorgie, l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan, toutes anciennes républiques soviétiques où vivent toujours des Russes mais nouvelles nations (re-)devenues indépendantes en 1991. Le nouveau périmètre de cet immense Etat qu'est encore la Russie ne convient pas à l'homme fort du pays, Vladimir Poutine qui déclare que "les frontières de la Russie ne se terminent nulle part"  (provocation ou boutade, je vous laisse choisir). Le conflit avec l'Ukraine qui a éclaté en 2014 (en Crimée) puis a pris une nouvelle tournure en 2022 avec l'invasion russe dans le Dombass, montre à quel point il est difficile de concilier le découpage artificiel des frontières avec la réalité culturelle, politique et ethnique des populations.

Sans les frontières, il y aurait beaucoup plus de mélanges et d'entente entre les populations, car les frontières sont souvent la cause de guerres. Pour ne prendre qu'un exemple flagrant., en soixante-quinze ans, les Alsaciens et Lorrains mosellans ont perdu quatre guerres (1871-1918-1940-1945) et se sont pourtant retrouvés quatre fois dans le camp du vainqueur. Ce constat résume la situation d'une région aux marges de la France et de l'Allemagne, objet constant de disputes entre 1870 et 1945. Pour la population de ces deux régions, cette situation dantesque a été particulièrement douloureuse. Rappelons-nous des "Malgré-Nous" soldats lorrains ou alsaciens engagés dans une guerre qui n'était pas la leur lorsqu'ils se sont retrouvés de nationalité allemande et obligés de combattre leurs "compatriotes"français.

Un monde sans frontières : une utopie ou une nécessité ?
Si elles sont réduites à des simples traits au sol, ou borne de béton indiquant la limite d'un pays dans l'espace Schengen avec la libre circulation des biens et des individus, c'est une toute autre histoire aux limites de l'Europe. Tout le monde a bien en tête les problèmes de la jungle de Calais où s'entassent des migrants dans des conditions déplorables candidats pour tenter la tranversée de la Manche et gagner le Royaume-Uni, sans oublier le nombre effrayant de  naufragés morts en Méditerranée, qu'ils cherchent à regagner l'Europe par l'Ile de Lampédusa, celle de Chypre, ou bien d'entrer par  Gibraltar. Là ce sont des murailles de grillages et de barbelés sur plusieurs épaisseurs qui matérialisent la frontière pour la rendre infranchissable.
à gauche, entre l'Angleterre et la France, Calais , à droite entre Maroc et Espagne, à Mellila

Les migrations ou l'absurdité des frontières : remontant aux origines de l'histoire de l'Humanité, qui a débuté par... une grande migration... C'est l'Homo Sapiens, devenu sédentaire, qui inventera la frontière. Au 19ème, on y ajoutera des fils barbelés, inspirés des ronces.

Le Musée de l'Homme à Paris a consacré cette année une exposition aux Migrations, un phénomène plus ancien encore que les frontières et le concept de nation. Cette exposition a rassemblé informations, documents, vidéos et œuvres d'artistes. Une vision plurielle d'un phénomène qu'aujourd'hui, face à la montée de l'extrême droite, aux canulars et à la peur de la différence, nous devons défendre comme un droit fondamental de chacun (article 13 de la Déclaration universelle des droits de l'homme).
Expo au Musée de l'Homme 2025 - 13 personnes attendant l'autorisation de passer une ligne brisée
© Ruben Martin de Lucas

On peut aussi se moquer de l'absurdité des frontières comme le fait le photographe Rubén Martin de Lucas avec des scènes ironiques de fils d'attente au milieu de nulle part ou la capacité des humains à prendre possession d'un espace naturel, puis à accorder ou refuser aux autres le droit d'y entrer.

Aux frontières de l'absurde, quelques unes des "Républiques" de Rubén Martin de Lucas

«Ni ce projet ni l'art ne changeront le monde, mais ils peuvent nous aider à le voir avec des yeux différents. Personnellement, j'aimerais qu'il suscite la réflexion sur ce qu'est une nation, sur l'absurdité du nationalisme et sur l'étrange sentiment de possession que nous exerçons sur une planète bien plus vieille que nous.»
Source : https://www.slate.fr/grand-format/republiques-minimales-art-nations-photographie-236420

Incontestablement son œuvre interroge aussi notre place dans le monde : de quel côté de la ligne nous situons-nous ?
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 "Les frontières ne sont que des coups de crayon sur des cartes. Elles tranchent des mondes mais ne les séparent pas. On peut parfois les oublier aussi vite qu'elles furent tracées."

Cette citation est extraite d'un livre de Philippe Claudel Le rapport Brodeck : c'est la narration du meurtre d'un personnage étranger confiée à Brodeck, l'action se situe dans un petit village à quelque kilomètres d'une frontière, dans l'immédiat après-guerre. En fait l'histoire parle davantage de la culpabilité des villageois et de la notion bourreau/victime plus que de la notion de frontière. Pourtant dans leurs têtes il existe bien une frontière, celle qui n'accepte pas l'autre, celui qu'on ne connaît pas, l'étranger! 
Une scène du film La Frontière, court métrage absurde et grinçant de Pierre Laurendeau et Éloïse Paul. À gauche sur la photo, un migrant nantais (Jean-Pierre Rey) et le garde-frontière (Bernard Froutin). Ils sont à l’une des multiples et mouvantes nouvelles frontières de l’Europe (la fiction se situe en 2030). Photo Pierre LAURENDEAU/Éloïse PAUL
Bande annonce du court métrage "La Frontière" - Une farce grinçante sur l'absurdité des frontières...
 Un film de Pierre Laurendeau et Eloïse Paul Avec : Bernard Froutin • Jean-Pierre Rey • Claudie Labrosse • ​​Simon Clavel • Pierre Naimi-Musique : Simon Clavel vidéo publiée sur la chaine Youtube de Pierre Laurendeau 
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Les frontières de la paix -  Valerio Vincenzo


à gauche : frontière France-Allemagne / à droite frontière Suisse- Italie

frontière France-Suisse

Depuis 2007, l’Italien Valerio Vincenzo a traversé plus de 1.000 fois ce qu’il appelle “les frontières de la paix” entre les pays européens. La crise des migrants vient conforter le sentiment de ce photographe qui vit entre la France, l’Italie et les Pays-Bas: l’Union doit s’ouvrir pour (sur)vivre.

“Tout a commencé avec la photo de Cartier-Bresson d’un poste de douanes à Bailleul, dans le Nord. J’ai voulu le retrouver. Il était abandonné. C’était en 2007. J’habitais en France à ce moment-là, je suis parti de la frontière avec la Belgique, puis j’ai zigzagué jusqu’à Menton, près de l’Italie. J’ai d’abord travaillé sur les frontières terrestres de l’espace Schengen, soit 16.500 kilomètres, à une époque où l’on ne parlait jamais de ces accords qui abolissent les contrôles.

Puis, à partir de 2014, je me suis rendu aussi dans les pays de l’Union européenne qui n’étaient pas dans Schengen. Ce qui m’intéressait et m’intéresse toujours, ce sont les frontières des pays en paix. Car, quand on dit ‘frontière’, on pense barbelés, douanes, murs. J’ai voulu donner une autre iconographie à ce mot.

En 1995, j’avais vécu une expérience assez traumatisante. Je suis Italien, j’étais venu en Erasmus en France. Pour renouveler ma carte de séjour, j’avais été confronté à un système kafkaïen. En 1997, je suis revenu dans l’Hexagone pour travailler. Schengen était passé par là: je n’étais plus un étranger mais un Européen. J’ai aussi voulu raconter ça.

Savez-vous qu’en Europe, avant la Première Guerre mondiale, il n’y avait pas de passeport? On pouvait circuler librement. Stefan Zweig le raconte très bien dans ‘Le monde d’hier’. Mais pendant la guerre, on en a instauré temporairement… Et on en est encore là.

Aujourd’hui, quand on évoque un monde sans frontières, on est considéré comme un utopiste, on est étiqueté activiste politique d’extrême gauche. Pourtant cette utopie, même menacée, est bien réelle dans l’Union européenne. Mes photographies sont une excuse pour le rappeler.

Je suis économiste de formation. Jusqu’à mes 30 ans, c’était mon métier. Je ne suis pas trop mal placé pour dire qu’un monde sans frontières est une évidence économiquement. Si on ouvrait tout demain, le PIB mondial augmenterait de 40% au minimum. C’est donc bon pour les biens comme pour les hommes. Les pays qui sont dans Schengen ont d’ailleurs vu leurs échanges commerciaux augmenter de 10 à 15%.

La crise des migrants actuelle n’est pas une crise de l’espace Schengen. Dans l’histoire de l’humanité, une des plus grandes migrations est celle qui a peuplé les États-Unis. Quelque 55 millions d’Européens ont traversé l’Atlantique entre 1840 et 1914. Je défie quiconque de me montrer que cette émigration a eu un impact négatif sur la nation qui est devenue la plus grande puissance mondiale!

En Europe, des milliers de gens sont morts pour la protection de certaines frontières. Dresser un mur, un rideau de fer ou faire une guerre, à quoi cela a servi? Les Etats ont besoin d’immigration: l’histoire comme les chiffres le prouvent. Et l’Union européenne est l’endroit du monde qui en a le plus besoin. Sa pyramide démographique est un vrai cauchemar statistique!

On devrait payer pour faire venir des gens et on paye pour les renvoyer chez eux! C’est une aberration. Les hommes et les femmes politiques d’aujourd’hui font du ‘court-termisme’. On héritera de leurs fautes.”

L'Europe unifiée, en supprimant la plupart des contrôles d'identité et des installations douanières, a redessiné la notion de limite d'état. En d'autres temps, les images d'une frontière ne pouvaient être celles que nous montrent Valerio Vincenzo. Presque sereine, mais pas tout-à-fait, parce que le talent de l'auteur est de laisser transparaître dans le bucolique des lieux ce qui perdure de l'absurde, du sourdement inquiétant attachés à la notion de frontière. Cicatrices mal refermées d'affrontements immémoriaux, les marques infligées au paysage sont d'autant plus chargées d'étrangeté qu'elles ont perdu leur sens, idéogrammes d'une langue désormais perdue dans le grand mouvement d'unification géopolitique de l'Europe. Vidés de leur raison d'être mais non réaménagés, les no-man's lands frontaliers voient la nature reprendre peu à peu ses droits, reléguant les lignes tracées par les hommes dans une sorte d'inconscient du paysage. Les photographies de Valerio Vincenzo ont saisi ce qui est inscrit en creux dans ces lieux débarrassés des passions de l'histoire, mais qui en gardent comme une vague nostalgie.
source : https://www.boutographies.com/exposition/borderline

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