1 octobre 2023

Octobre rose : quand l'art devient symbole de vie pour Prune Nourry

En ce premier jour du mois d'octobre et jusqu'à la fin du mois, c'est le retour d'Octobre Rose, la campagne annuelle de sensibilisation au cancer du sein, instaurée en 1985 en France. Le but est d'encourager un maximum de femmes à pratiquer un dépistage du cancer du sein, car cela reste le cancer le plus fréquent en France et représente la première cause de décès chez les femmes. Il est donc important d’adopter de bons réflexes comme le dépistage, qui peut sauver des vies.

Le cancer du sein en quelques chiffres : En France, on dénombre 59 000 nouveaux cas de cancer du sein chaque année. C’est également 12 100 décès en 2018 même si la mortalité est en baisse depuis les années 90. Il faut retenir que les 2/3 des cancers surviennent chez des femmes qui ont + de 50 ans. Un chiffre très important : le taux de survie à 5 ans varie de 80 à plus de 90% si la prise en charge est faite à un stade précoce. Alors on met le paquet sur l’information, la prévention et le dépistage.

Pour illustrer ce problème toujours aussi bouleversant pour celles (et ceux aussi) qui ont à se battre contre cette belle saloperie, et pour les encourager, voici, ci-après, un témoignage bouleversant d'une artiste plasticienne qui a transcendé sa propre maladie et a fait en 2020 une installation au Bon Marché de Paris absolument saisissante.
 
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L’engagement de Prune Nourry au Bon Marché de Paris - en 2020
L’installation présentée sous la verrière centrale de l’enseigne s’inscrit dans la démarche artistique et intellectuelle de la sculptrice, passionnée par la bioéthique, le vivant, la reproduction et la notion de féminité. On découvre ici une nuée de 888 flèches en bois et plumes blanches, lancées par un gigantesque arc bandé vers une « cible-sein » de 4 mètres de diamètre. L’Amazone Érogène a une vocation cathartique et fait explicitement référence à la lutte que l’artiste a mené en 2016 contre le cancer du sein, maladie qui touche environ une femme sur huit. Prune Nourry reprend de la figure mythologique des amazones pour rendre hommage, sensibiliser, interroger. Mais l'œuvre, qui évoque un évident combat contre la mort, est aussi symbole de vie. On peut y voir des flèches représentant une armée de spermatozoïdes s’élançant pour féconder la cible devenue ovule. L’artiste le dit elle-même : “de la mort peut naître la vie”.
Les 888 flèches qui composent l’installation L’Amazone Érogène sont mises en vente depuis le 9 janvier 2021 et l’intégralité des recettes sera dédiée à des femmes atteintes du cancer. Une preuve de plus, s’il en fallait, que l’art contemporain fait sens.

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Prune Nourry : rencontre avec la nouvelle artiste qui rhabille Le Bon Marché
Source : Article du 12 Janvier 2021 dans le Numéro - Propos recueillis par Matthieu Jacquet .

“L’Amazone Érogène”, 2020. © Le Bon Marché Rive Gauche

l'installation  vue de face, et vue arrière

L'artiste déploie  “L'Amazone érogène” dans le grand magasin parisien, un ensemble de sculptures en bois inspirées par son propre cancer du sein…

En ce début 2021, c’est à une artiste française que le directeur artistique et de l’image du groupe, Frédéric Bodenes, a fait appel : Prune Nourry. Connue pour ses sculptures, installations et films abordant le rapport de l’être humain – particulièrement la femme – à son propre corps et son identité, la plasticienne utilise également depuis quelques années sa pratique pour explorer son expérience douloureuse du cancer du sein, dont son film Serendipity (2019) dévoilait récemment une chronique émouvante. 

C’est à nouveau cette thématique qui inspire la sixième invitée du Bon Marché pour son installation in situ : déployée des vitrines extérieures à l’intérieur du bâtiment, l’exposition “L’Amazone érogène” incarne une amazone, allégorie féminine combative au sein coupé qui a particulièrement inspirée l’artiste, à travers des dessins minimalistes, mais également un arc immense et une cible géante visée par 889 flèches en bois qui dessinent dans l'espace une métaphore équivoque. Pour Numéro, cette dernière revient sur l’histoire de ce projet inédit.

Question de Numéro : Vous reliez cette installation à votre propre expérience du cancer du sein qui est depuis plusieurs années au cœur de votre travail artistique. En atteste votre récent film Serendipity, sorti en 2019, qui documentait votre combat contre la maladie. Pourquoi utiliser votre pratique artistique pour revenir sur cette expérience ?
Réponse de Prune Nourry : Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, en tant qu’artiste, avoir été malade m’a amenée à transformer ce que je faisais en matière… à créer, ce qui est devenu une sorte de catharsis pour moi. Mais il y avait aussi cette question de la transmission et de l’empathie : je me suis demandé ce que je pouvais faire de cette expérience, comment je pouvais m’en servir pour aider d’autres personnes qui traverseraient la même chose. Beaucoup d’artistes travaillent ainsi : on crée ses œuvres parce qu’on a besoin de les sortir, puis à partir du moment où on les montre elles ne nous appartiennent plus, elles sont faites pour servir à d’autres personnes chez qui elles peuvent également résonner. Par ailleurs, la maladie m’a permis de comprendre que toutes les thématiques qui animaient mon travail depuis des années avaient un lien avec ce par quoi je suis passée ensuite : la guérison, l’équilibre et le déséquilibre, la fertilité étaient tous sous-jacents dans mes œuvres. Par exemple, en 2014, j’avais intitulé un projet “Imbalance” (“Déséquilibre”) bien avant de savoir que le jour où je le présenterais pour la première fois, je serais plus déséquilibrée que toutes mes pièces, étant sous chimiothérapie et sans cheveux. Ce que j’appelle “serendipity”, c’est justement le fait d’avoir pendant plus de dix ans travaillé sur tous ces sujets et que, tout à coup, cette maladie m’y ait à chaque fois ramené d’une manière inédite. C’était comme si la matière était à l’intérieur de moi et attendait que je la scrute, de façon très introspective.

Q : Comment le tournage puis la réception du film Serendipity ont-ils nourri le projet de L’Amazone érogène ?
R : Pendant que je réalisais ce film, je ne savais pas encore vraiment pourquoi je le faisais. Je documentais mon quotidien au fur et à mesure, c’était une manière pour moi d’être proactive et actrice de ce qui m’arrivait. Au fur et à mesure, cela a tissé un film car je replongeais dans des archives que je possédais depuis des années, comme des images tournées dans le laboratoire du professeur René Frydman d’une femme en train de se faire prélever des ovules. C’est le hasard qui m’a fait regarder de ce côté-là, et peu à peu j’en ai fait un film. Au moment de ma chimiothérapie, j’ai dû couper ma natte qui pour moi était un symbole, et mon amie Agnès Varda m’a dit : “Moi, j’ai coupé ma natte à 18 ans pour passer de jeune fille à femme, et c’est un rituel que j’aimerais faire avec toi.” Nous avons filmé ce moment, mais là aussi, à l’époque, je ne savais pas du tout que ça allait en faire un film. Lorsqu’on coupait ma natte, j’ai mis un drap blanc : devant ce tissu, le sein à l’air et la natte coupée, Agnès m’a dit que je ressemblais à une Amazone. Ce mot “amazone” était donc déjà présent dans mon imaginaire et a donné son nom à ma propre sculpture ex-voto, un buste de femme en marbre de 5 mètres de haut que j’ai fait voyager à New York sur la Hudson River en 2018. J’ai invité tous les gens qui m’avaient soutenue pendant ma maladie à une sorte de cérémonie au milieu de l’eau, au cours de laquelle ils ont allumé des bâtonnets d’encens fixés sur la sculpture comme autant de points d’acupuncture. L’importance du rituel, du symbole et de l’équilibre sont en effet des idées essentielles dans mon travail.

Q : L’idée de cette cible visée par des centaines de flèches est donc née suite à cette sculpture et son rituel ?
R : La première fois que j’ai pensé L’Amazone érogène, c’était pour une exposition à la galerie Templon qui a eu lieu en 2019 suite à ma maladie et plusieurs années de reconstruction. L’ensemble d’œuvres que j’y présentais s’inspirait des ex-voto que l’on trouve dans de nombreux pays – Mexique, Italie, Brésil, France – à travers toutes les époques, pour parler de la guérison, de la résilience et de l'espoir. L’une des pièces principales était une installation sans titre composée de 108 flèches dirigées vers une cible en bois, réalisée par un tourneur. Par ailleurs, il y a quelques années, j’avais écrit avec Mathieu Chedid une chanson pour Agnès Varda, elle aussi passée par un cancer du sein. Dans cette chanson, j’avais écrit l’expression “Amazone érogène” sans savoir encore ce que cela signifiait pour moi. Quand j’ai pensé cette nouvelle installation pour le Bon Marché, j’ai immédiatement voulu l’intituler ainsi. Cette métaphore fait référence aux femmes malades d’un cancer du sein. Elle est une manière de rappeler que malgré toutes nos cicatrices, malgré ce qui arrive à notre corps et qu’il faut accepter, nous conservons encore vie et sensualité. Car bien que l’on touche à l’un des attributs principaux de la féminité selon tous les critères de toutes les époques, cette féminité reste malgré notre amputation bien plus antérieure et intérieure.

Q : En quoi l’architecture et l’histoire du Bon Marché vous ont-elles inspirée ?
R : L’atrium m’a permis de proposer des pièces en suspension et de créer cette nuée de flèches dirigées vers le sein géant, situé quant à lui sur les escalators imaginés par Andrée Putman en 1990. De l’autre côté est suspendu un arc géant, lui aussi une nouvelle version de celui que j’avais créé pour l’exposition “Catharsis” à la galerie Templon. Ce nouveau projet est donc une manière de créer une narration à travers une œuvre imaginée comme une maquette. L’architecture d’ampleur du bâtiment m’a permis de la déployer à une autre échelle et ainsi lui donner une nouvelle dimension.

Q : Pourquoi avoir choisi le bois pour cette installation et comment l’avez-vous travaillé ?
R: Le bois est très important pour moi depuis mes études de sculpture sur bois à l’école Boulle. J’ai depuis bien sûr travaillé beaucoup d’autres matériaux depuis, mais ici c’est comme si je revenais à mes premières amours. Par ailleurs, j’aime beaucoup travailler sur l’hybride, sur les associations d’idées et les champs lexicaux. Dans L’Amazone érogène, le bois crée un parallèle avec l’idée de la femme-tronc. Je vois une analogie entre le fait de couper la matière mais aussi de lire dans les lignes concentriques d’un arbre, de la même manière que l’on peut lire dans les cicatrices d’un corps. On y voit dans les deux cas une histoire, une mémoire d’un vécu, et mon installation joue avec cet hybride symbolique.

Q : Vos sculptures ont très souvent représenté des corps ou fragments de corps, la plupart du temps féminins. Vous n’avez pas opté pour ce sujet cette fois-ci. Pourquoi ?
R : En réalité, l’humain n’est pas du tout absent de cette installation : la pièce principale en est une cible de 4 mètres de diamètre qui, de profil, représente un sein. Le dos de cette cible rappelle quant à lui un tronc coupé avec tous les cercles concentriques d'un arbre. Cette cible est donc un fragment de corps symbolisé, et les centaines de flèches qui se dirige vers elle peuvent autant être vues comme une attaque de la maladie vers ce sein que, de manière plus optimiste, comme des spermatozoïdes en route vers un ovule. L’installation évoque ainsi l’idée que dans la mort il y a la vie, dans la maladie il y a aussi la création, et que ces épreuves peuvent inspirer la production artistique.
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Vidéo publiée sur le youtube du Bon Marché Rive Gauche, interprétée par Mathieu Chedid

Paroles de la chanson "Amazone érogène"
Une pluie de flèches empoisonnées
S'abat sur ta poitrine
De guerrière désarmée
Cœur de cible, en ton sein touchée
Si jeune, sidérée
Incompréhensible
D'où vient la flèche, qui est l'archer
Mon amazone, ce qui te gène
Ton cœur blessé, ta cicatrice
Ne changent rien à ce que j'aime
Ton ADN, oh, mon Eden
Amazone érogène
Amazone érotique
Mon amazone, tu es la même
Plus de flèches, bataille enragée
Tant et tant de poitrines tour à tour transpercées
Ne vous laissez pas mourir
Laissez-nous vous aimer
Tant de cordes à votre arc
Chasseresses à sein unique
Amazone héroïques
À mes yeux, vous n'avez pas changé
Amazone, ce qui te gène
Ton corps blessé, ta cicatrice
Ne changent rien à ce que j'aime
Ta matrice, mon Eden
Amazone érogène
Amazone érotique
Mon amazone, tu es la même
Mes amazones, ce qui vous gène
Vos corps blessés, vos cicatrices
Ne changent rien à ce qu'on aime
Votre domaine est notre Eden
Amazones érogènes
Amazones érotiques
Mes amazones, vous êtes uniques
Amazones, je vous aime.

Paroliers : Mathieu Chedid / Naomi Diaz / Lisa Diaz / Daniel Pennac / Prune Nourry

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