20 novembre 2025

CH27 - David Barbe Grise, le premier chimpanzé à approcher Jane, pour Rémy

J'adresse à Rémy ce patriarche qu'était David Barbe Grise dans la communauté des chimpanzés observée par Jane Goodall dans le Parc National de Gombe Stream, en Tanzanie, dans les années 60.

Le vieux chimpanzé David Barbe Grise comme l'a baptisé Jane -
photo de Hugo Van Lawick,  publiée dans le livre Les chimpanzés et moi.

*** Jane Goodall, la dame aux chimpanzés ***
Source : article du Monde publié le 17 janvier 2006

La scène se déroule à l'automne 1939, en Grande-Bretagne. Une petite fille a disparu. On la cherche, on l'appelle. Sa famille téléphone à la police. Où est passée Jane ? Cachée depuis des heures dans un petit poulailler mal aéré, elle attend... que la poule ponde. Elle va avoir la réponse — que personne ne lui a donnée — à la question : "Où y a-t-il un trou assez grand pour que l'oeuf sorte de la poule ?" Deux tiers de siècle ont filé et, durant tout ce temps, Jane Goodall n'a cessé d'observer les animaux. Elle qui se disait jalouse d'une autre Jane — la compagne de Tarzan — est devenue une espèce de femme-singe, la plus grande spécialiste au monde des chimpanzés. A 71 ans, elle cumule les décorations et, mardi 17 janvier, Dominique de Villepin doit lui remettre les insignes d'officier de la Légion d'honneur.

Trois des quatre chiens de la maison dorment à ses pieds, devant la cheminée artificielle du salon. Elle les appelle "les gars"... Il fait froid. Seule sa tête, avec son éternelle queue de cheval, et ses mains émergent d'un immense poncho bariolé qui dématérialise son corps fluet, accentuant l'impression de sérénité de celle qui vous conte son premier souvenir d'Afrique, ce jour de 1957 où, invitée par une amie, elle arrive dans le Serengeti. "Je ne pouvais pas y croire : nous étions là, toutes les deux, avec quelques Masaïs, dans ce milieu complètement sauvage, à chercher des fossiles et à croiser des antilopes, des girafes, des zèbres, un rhinocéros, un jeune lion... Je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce que c'est d'avoir rêvé d'Afrique pendant toute votre enfance et de se réveiller là : c'était très puissant."

Les fossiles sont pour Louis Leakey, le célèbre paléontologue, qui n'a pas encore découvert l'australopithèque ni Homo habilis. Mais il découvre que Jane Goodall est une fantastique observatrice. Elle n'a pas d'autre qualification que celle de secrétaire, pas de diplôme universitaire ? Tant mieux, elle n'aura pas non plus de préjugés sur ceux qu'il veut lui faire étudier dans leur milieu naturel : les chimpanzés. En juillet 1960, Jane Goodall et sa mère débarquent donc sur le site tanzanien de Gombe, sur les bords du lac Tanganyika : "C'était irréel, se souvient-elle. Personne ne savait rien des chimpanzés dans la nature. La forêt était dense et intimidante. Tout le monde pensait qu'il était fou, voire immoral, de me laisser aller seule là-bas."

Elle a un cuisinier, une vieille tente de l'armée dans laquelle entrent araignées et serpents, un budget pour six mois et un moral à toute épreuve. Les débuts sont difficiles. Elle ne peut reprendre la stratégie qu'elle a adoptée avec la poule vingt ans plus tôt : "Avec les chimpanzés, je ne pouvais me cacher car ils sont trop intelligents. Il fallait qu'ils s'habituent à moi." Heureusement, il y a ce "cher vieux" David Greybeard (littéralement David Barbe grise), qui lui montre tout ce qu'il sait faire, à commencer par le plus ahurissant : un outil. Une branchette qu'il débarrasse de ses feuilles pour en faire une tige qu'il plonge dans une termitière. David pêche les termites dont il se régale.

Quelque temps après, il vient prendre une banane dans la main de Jane Goodall puis se laisse caresser : "C'était vraiment magique : un de ces grands chimpanzés mâles, qui avait passé sa vie à craindre les hommes, me faisait confiance." C'est encore David Greybeard qu'elle voit manger de la viande et la partager avec des femelles, alors qu'on croyait les chimpanzés végétariens. C'est faux et Jane Goodall assiste ensuite à une chasse au colobe.

Le bilan de cette première saison à Gombe est exceptionnel. Si exceptionnel qu'on ne croit pas Jane Goodall. "Elle n'était pas scientifique, rappelle la primatologue Emmanuelle Grundmann. C'était difficile à avaler. Mais son approche, parce qu'elle était modeste et inscrite dans la durée, a permis de poser un autre regard sur les animaux. Avant, les chercheurs les étudiaient dans des labos, dans des zoos ou brièvement sur le terrain : ils ne voyaient que le plus spectaculaire, les dominances des mâles et, surtout, ils ne voyaient qu'à travers le prisme de leurs idées reçues." Autre reproche fait à Jane Goodall : avoir nommé et individualisé les chimpanzés. Une hérésie à l'époque où, surtout en Occident, la vision de l'animal-machine prévaut et où, pour déterminer des comportements généraux, on ne regarde que les chiffres, les statistiques, et pas les histoires particulières ni les liens familiaux.

Jane Goodall n'en a cure et poursuit ses observations personnalisées, entrant chaque fois davantage dans l'intimité des singes. Il faut l'entendre lancer des "ouh ! ouh ! ouh !" ou imiter le rire des chimpanzés en un halètement rapide. Car les chimpanzés ont le sens de l'humour voire du gag, tout comme ils montrent de la joie, de la tristesse, de la colère, de l'embarras ou de l'irritabilité. Anthropomorphisme ? "Je ne peux prouver scientifiquement qu'ils ont une conscience... pas plus que je ne peux prouver que, lorsque vous êtes heureux, vous ressentez la même chose que moi quand je suis heureuse." Elle finit par passer son doctorat, impose l'éthologie en dissolvant la majeure partie de la frontière censée séparer l'homme du chimpanzé et crée le Jane Goodall Institute, en 1977, dont la branche française, lancée il y a un an, est présidée par Emmanuelle Grundmann.

Pourtant, en 1986, elle met de côté la recherche pour une autre mission. Cette année-là, lors d'un colloque, elle prend conscience des dangers qui pèsent sur les grands singes : leur habitat modifié par la déforestation, leur vie menacée par les chasseurs de viande de brousse qui tirent sur tout ce qui bouge ou les traitements insupportables qu'ils subissent dans des laboratoires. Leurs populations diminuent inexorablement.

Depuis lors, l'espoir en bandoulière, elle se bat pour les singes, en faveur desquels elle a créé des orphelinats et des "sanctuaires". Elle ne va pas aussi loin que certains qui veulent faire entrer ces proches cousins de l'homme dans le genre Homo, mais estime que "garantir leur liberté ou interdire leur torture, cela a plus de sens".

Jane Goodall montre une carte postale de ses préférés, Gremlin, Golden et Glitta, et quand, avant de la quitter, on lui parle de la guerre meurtrière entre chimpanzés à laquelle elle a assisté, sa sérénité est ébranlée. Elle se souvient des mâles patrouillant entre les arbres et massacrant leurs voisins avec une brutalité inouïe. "Tristement, cela les rendait encore plus humains."

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