1 décembre 2020

Adieu Anne, merci pour tes chansons et ton engagement

Une très grande dame de la chanson s'en est allée : Anne Sylvestre est morte hier 30 novembre à l'âge de 86 ans. Elle était notamment connue pour ses contes musicaux pour enfants mais ses 60 ans de carrière ne peuvent se résumer à cela. Sur scène elle chantait des textes pour adultes, souvent des textes engagés, notamment en ce qui concerne la cause féministe.

 
Parallèlement à ses « fabulettes » qui ont bercé des générations d'enfants, et à qui elle doit principalement sa notoriété auprès du grand public, elle était une chanteuse et une autrice engagée qui laisse un répertoire riche, qui a inspiré de nombreux artistes après elle.

Engagée et féministe, elle écrivait Non, tu n'as pas de nom, sur l'avortement, deux ans avant la loi Veil, chantait Mon mari est parti, sur la guerre, alors que la France ne parlait encore que d' « événements » en Algérie.

Concert au Trianon en 2007
Anne Sylvestre a été l'une des premières femmes de la chanson française à écrire ses propres textes. Avec Véronique Sanson et Barbara, elle fait partie des artistes qui ont ouvert les portes pour une génération d’artistes féminines, comme Jeanne Cherhal, qui lui avait rendu hommage avec Vincent Delerm en reprenant « Les gens qui doutent »

Reposes en paix, Anne! Merci pour tout ce que tu nous laisses comme chansons 
belles et intelligentes, merci pour ton engagement.
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Je complète ce post par un merveilleux article dans Télérama de Valérie Lehoux
 publié le 01/12/20, réservé aux abonnés

Anne Sylvestre, figure visionnaire de la chanson, est morte

Ses “Fabulettes” poétiques ont marqué des générations d’enfants. Mais Anne Sylvestre était aussi une autrice pionnière, dont les textes pour adultes, injustement méconnus, sont parmi les plus beaux du répertoire français. Nous l’avions rencontrée en août 2017, alors qu’elle se préparait à fêter soixante ans de carrière. La grande dame de la chanson française est morte lundi 30 novembre, à l’âge de 86 ans.

Une jeune femme vient de lui sourire. Sans rien dire. Mais avec dans les yeux une joyeuse reconnaissance. « Voilà ce qui arrive dans la rue : des gens m’offrent leur sourire. C’est joli. » Ceux-là, c’est sûr, ont écouté son œuvre. Pas seulement ses Fabulettes pour enfants mais aussi ses chansons pour adultes. Ils savent combien elles sont précieuses. Pour qui connaît le répertoire français, le nom d’Anne Sylvestre égale ceux de Brassens, Brel, ­Barbara, Ferré, Trenet. On ne le dit pas assez ? Si seulement les radios et les télés avaient daigné diffuser ses chansons, tout le monde saurait. Mais l’histoire s’est écrite autrement, et le trésor s’est partagé avec plus de discrétion, scène après scène, disque après disque.

Aujourd’hui, les amoureux ­d’Anne Sylvestre se retrouvent un peu partout et souvent se reconnaissent, heureux de leur connivence. Yann Moix parle d’elle comme d’une « chanteuse prodigieuse »  Pour rien au monde (pas même peut-être un concert de son fils), Philippe Delerm ne raterait ses passages sur scène. L’humoriste Vincent Dedienne s’enflamme pour « son langage infiniment soutenu, son incroyable capacité à faire rire et pleurer parfois dans une même phrase ». Jean-Louis ­Murat ne se lasse pas d’écouter Un mur pour pleurer. La Grande Sophie frissonne chaque fois qu’elle entend ­Carcasse, dialogue intime entre le corps et l’esprit. Anne Goscinny jure ne pas passer une journée sans qu’une de ses chansons résonne à ses oreilles – en exergue de son prochain livre, elle en ­citera même un extrait. La très branchée Fishbach se dit « profondément touchée par l’écriture de cette femme qui déteste dire qu’elle est engagée mais qui l’est complètement », et craque ­devant Ma chérie, duo entre une mère et sa fille à la résonance universelle. Sans parler des autres, connus ou pas.

“Au début, j’écrivais dans l’urgence, j’essayais de chanter, et j’étais très étonnée qu’on m’écoute.”

En octobre, Anne Sylvestre fêtera ses soixante ans de chanson dans un grand théâtre parisien et on sait déjà qu’il affichera complet. Pour l’instant, elle se prépare. Et se plie à l’exercice de l’interview dont elle ne raffole guère. Dans un café sans apparat, à l’angle d’une rue animée de l’Est parisien qu’elle habite, et qu’elle aime tant, elle nous a donné rendez-vous. On la regarde entrer, belle femme au regard clair. Droite et grande. Un peu impressionnante. Un peu retenue, aussi. Quand on lui explique ce qu’on entend dire d’elle – qu’elle est depuis toujours une pionnière, tant dans les thèmes qu’elle aborde que dans son rapport au métier –, elle hausse légèrement les épaules. « Sans doute ai-je eu quelques longueurs d’avance mais au début, je n’en avais pas conscience. J’écrivais dans l’urgence, j’essayais de chanter, et j’étais très étonnée qu’on m’écoute. Je n’ai compris que beaucoup plus tard la portée de ce que j’ai pu faire. D’ailleurs ça m’énerve qu’on parle de “thèmes”. Je ne chante pas des thèmes, je chante des histoires. J’écris sur ce qui me touche, c’est tout. »

Le sort des femmes. Celui des hommes. La grandeur de l’amour sans calcul. La folie qui guette quand la douleur est trop forte. La déshumanisation d’une société prétendument moderne. La bêtise des préjugés. Les ravages des commérages… Voilà ce que chante Anne Sylvestre : la dignité de l’humain, que toujours elle rehausse. Et, d’emblée, sans le chercher, elle s’est révélée d’une viscérale modernité. D’abord, par sa présence : dans la France de 1957 qui la vit débuter, le seul fait qu’une femme écrive et compose elle-même était une petite révolution. « C’est sûr qu’à l’époque, la chanson était une affaire de mecs. Moi, j’adorais le jazz – mon frère Paul jouait de la clarinette et, petite, quand il n’était pas là, j’entrais dans sa chambre pour écouter des disques… Mais devenir chanteuse ? Ça ne me traversait même pas l’esprit ! Tout me destinait à être prof de français. Jusqu’à ce que j’entende Nicole Louvier à la radio. La première femme auteure et compositrice. J’avais à peu près 20 ans, une idée a commencé à germer dans ma tête : une jeune fille de ma génération pouvait donc écrire des chansons en s’accompagnant à la guitare. Et on l’écoutait. C’était possible. »

Des chansons qui annoncent les préoccupations à venir

Mais Anne est timide. Il lui faudra encore quelques années pour oser se présenter aux auditions d’un cabaret, La Colombe, et à sa grande surprise, y être reçue d’entrée. Sans doute Michel Valette, le patron du lieu, a-t-il compris : sous leur classicisme formel – versification soignée, verbe raffiné, réminiscences de musiques traditionnelles qui ont baigné sa jeunesse –, ses chansons savent déjà capter l’époque ; elles annoncent même les grandes préoccupations à venir. Mon mari est parti, écrite dès 1958 ou 1959, deviendra un hymne contre la guerre d’Algérie. « Même ça, je ne l’ai su que bien plus tard ! Cette chanson évoque la guerre en général, pas celle d’Algérie en particulier. » N’empêche, les soldats du contingent s’en emparent. Dans ces mêmes années 1960, Madame ma voisine ou Lazare et Cécile célèbrent l’amour libéré des carcans moraux, bien avant la révolution sexuelle. Plus tard, dans le bouillonnement des années 1970, ce sont encore les chansons d’Anne Sylvestre qui disent le mieux la femme, et le rapport entre les sexes : elle signe des fables drolatiques qui font rire même les hommes (Petit Bonhomme, La Faute à Eve), ou des textes graves et subtils : Non, tu n’as pas de nom prône la liberté du choix – avoir ou pas des enfants – deux ans avant la loi Veil ; Une sorcière comme les autres brosse une fresque inégalée sur le destin des femmes (« l’une des plus belles chansons du monde », a dit récemment, et avec raison, la ministre de la Culture (2)). Quant à son Xavier, il pointe et dédramatise la question du genre dès 1981. « Mais je ne pensais pas à cela, moi ! Xavier était le fils d’une amie. C’est juste le portrait véridique d’un petit garçon de l’époque. »

De la force visionnaire des poètes : Anne Sylvestre est encore la première à déplorer le pouvoir anesthésiant du petit écran – « on est télé, télé, on est si fatigué de penser » (Un mur pour pleurer, 1973) –, trois décennies avant qu’un PDG de TF1 ne nous dévoile sa théorie du « temps de cerveau disponible ». Et sans céder aux réductions militantes des chansons dites « engagées », elle se soucie d’environnement : juste après le naufrage de l’Amoco Cadiz, elle chante le poignant Un bateau mais demain. Ecrit Coïncidences, sur les ravages de la pollution nucléaire, cinq ans avant la catastrophe de Tchernobyl. Et confère en 2000 une âme à son Lac Saint-Sébastien… sans se douter que dix-sept ans plus tard, un Etat indien reconnaîtra aux rivières et aux forêts le statut de personne morale.

“Les gens des maisons de disques avaient l’habitude de travailler sur des formats et moi, on ne savait pas où me mettre.”

Des exemples, on en a d’autres. Anne Sylvestre nous écoute les égrener en buvant son café – cette nuit encore, elle ne dormira pas beaucoup. Le moment est venu d’aborder une question délicate : pourquoi, avec une telle œuvre, ne la cite-t-on pas davantage parmi les géants de la chanson ? Elle repose sa tasse, sourit, soupire. « Un jour, sur une brocante, je suis tombée sur mon premier 45-tours. Porteuse d’eau. Des années après sa sortie. Sur le rond du disque, il y avait une étiquette « Radio Diffusion Française » ; ça venait sans doute de la discothèque de l’ORTF. Et dessus, à la main, quelqu’un avait noté : « à éviter ». Je vous jure que ça fout un coup. A l’époque, j’avais 23 ans, j’arrivais à peine. Mais j’étais déjà sans doute un peu à côté. Les gens des maisons de disques avaient l’habitude de travailler sur des formats et moi, on ne savait pas où me mettre. D’ailleurs si Jacques Canetti n’avait pas été mon directeur artistique, ils m’auraient virée très vite… ».

Une réputation de tête de pioche

En 1966, alors qu’Anne est la toute première femme (une fois de plus !) à qui Seghers consacre un volume de sa prestigieuse collection « Poésie et chansons », le journaliste qui rédige l’introduction souligne : « Le style, l’expression, le choix des sujets ne peuvent être apparentés à personne. Cette originalité à toute épreuve agace un peu ceux qui aiment classer, cataloguer, généalogiser ». Et la chanteuse aujourd’hui d’acquiescer : « Je crois que dès le début, j’ai posé un problème. » Mais l’originalité n’explique pas tout. Car rapidement, Anne Sylvestre va plus qu’agacer ; elle va déranger. On lui demande de sourire sur ses pochettes de disques ? Elle refuse. « Et alors ? Gainsbourg non plus ne souriait pas ! » Certes, mais Gainsbourg était un homme, et se construisait une image de dur à cuire… Sur certaines pochettes à elle, on jurerait carrément qu’elle fait la tête.

“Je n’ai jamais mordu personne ! Et après tout, est-ce qu’on a reproché ses caprices à Barbara, quand elle refusait de jouer sur un piano ou de donner une interview ?”

« Les attachés de presse de Philips, ma maison de disques, m’ont fait une réputation terrible en disant que j’avais mauvais caractère, que je ne voulais pas voir les journalistes. Bon… si on me provoque, je prends feu, c’est sûr. Mais je n’ai jamais mordu personne ! Et après tout, est-ce qu’on a reproché ses caprices à Barbara, quand elle refusait de jouer sur un piano ou de donner une interview ? » C’est vrai. Barbara, apparue juste après elle (et qui a toujours reconnu qu’Anne Sylvestre était la plus grande des auteures), aura pu en effet se permettre des mauvaises humeurs, car elle maniait aussi la séduction. A la perfection. Comme une diva. Anne Sylvestre, elle, a toujours été l’inverse : refusant de jouer sur le charme, misant tout sur l’intelligence, la sienne et celle des autres. Pari… risqué. A défaut de pouvoir accoler une étiquette artistique à cette chanteuse hors norme, on lui en aura donc attribué une autre : celle de la tête de pioche, pas sympa. Féministe de surcroît (« ça aussi ça m’agace : a-t-on déjà dit à un homme qu’il faisait des chansons masculinistes ? »). Et jamais Anne Sylvestre n’aura tenté de se forger une image plus douce et plus tendre, qui, au fond, lui aurait ressemblé davantage. Elle ne l’a pas voulu. Et quand bien même, l’aurait-elle pu ? « Vous savez, d’avoir été mise en quarantaine dès l’âge de 12 ans, ça laisse des traces… ».

Au détour d’une phrase, celle qui jamais ne s’épanche vient de livrer une clé. Quand elle entrait dans l’adolescence, la France s’apprêtait à sortir de la guerre. Ce passé, elle en a peu parlé, mais assez pour qu’on en sache l’essentiel : un père collaborateur, emprisonné à la Libération ; un grand frère adoré, disparu dans un bombardement. Mille peines. Et depuis trop longtemps, le poids d’une culpabilité qui n’était pas la sienne ; et le sentiment profond d’une illégitimité à être reconnue et aimée. Terrain intime, infiniment sensible. La question suivante, on la posera sur la pointe des pieds : ce sentiment d’illégitimité a-t-il pesé dans son rapport au métier ? « Bien sûr… Bien sûr qu’il a pesé. » Un peu plus tôt dans la conversation, cette femme-là avait soufflé : « Je suis encore étonnée qu’on puisse m’aimer. » A chacun son histoire. La sienne ne l’aura pas empêchée d’avancer.

“J’ai perdu un procès contre Philips, ce qui m’a sciée dans le métier. La radio et la télé se sont presque définitivement fermées pour moi.”

En 1968, Anne Sylvestre change de label. Elle quitte Philips pour les Disques Meys (où elle sort le superbe Mousse, chant de désir en pointillés qui bouscule l’écriture classique), avant de devenir, cinq ans plus tard, productrice indépendante – à l’époque, il n’y a guère que Guy Béart et Hélène Martin à avoir tenté l’aventure. Elle se sent plus libre, mais y laisse des plumes. « J’ai perdu un procès contre Philips, ce qui m’a sciée dans le métier. La radio et la télé se sont presque définitivement fermées pour moi. Seule la presse écrite m’est restée fidèle. » Entre-temps, elle se montre encore précurseure en inventant dès 1962 ses Fabulettes, délicieuses chansons pour enfants qui allaient bercer plusieurs générations. « Je me suis mise à en écrire après la naissance de ma première fille. A l’époque, il n’existait pas de “marché” et personne n’y croyait. Mais ça a tout de suite plu, on m’en a réclamé d’autres… Ce sont les enseignants qui ont assuré le relais. Je n’oublie jamais de les en remercier. » A ce jour, Anne a écrit 263 chansons pour enfants, réparties en dix-huit albums, dont elle a vendu environ un million et demi d’exemplaires. Et chaque année, près de 10 000 continuent d’être achetés, vitesse de croisière tout à fait remarquable…

Des textes pour adultes humains et sans complaisance

Mais, paradoxe rageant du succès : celui des Fabulettes aura masqué le reste, ce répertoire pour adultes (un peu plus de 300 titres) qu’on aimerait à toute force faire connaître à un plus large public, tant il recèle de bijoux. D’autant qu’à chaque disque, de nouveaux viennent s’ajouter, embrassant toujours le présent. En 2003, pendant la seconde guerre du Golfe, Anne Sylvestre crée la Berceuse de Bagdad, en songeant à ces femmes qui accouchent sous les bombes. En 2007, avec son très allègre Gay marions-nous, elle moque ceux qui s’opposent aux unions homosexuelles – cinq ans avant la loi sur le mariage pour tous. En 2013, dans Juste une femme, elle évoque l’affaire DSK – et si le nom du monsieur n’est pas précisé, l’allusion est sans ambiguïté, et sans complaisance.

Anne Sylvestre a 83 ans. Après quelques mois entre parenthèses, elle s’est remise à écrire. Tant mieux. « Ecrire pour ne pas mourir » proclamait l’une de ses chansons au milieu des années 1980 ; une méchante maladie venait alors de passer par là et c’est bien de survie, au sens premier du terme, dont il s’agissait. La femme s’est relevée, sans rien dire comme d’habitude, et surtout sans se plaindre. Et la vie a continué, avec ses joies et ses chagrins, si terribles parfois qu’on peine à les concevoir. Aujourd’hui, Anne nous glissera un mot d’une douceur infinie sur sa petite-fille, Clémence, qui se lance à son tour dans la chanson avec son groupe, Mèche. Mais de son petit-fils, Baptiste, disparu au Bataclan, elle ne parlera pas. Elle redira juste à quel point l’écriture peut s’avérer salvatrice. « Il y a quelque temps je me suis dit : C’est bien beau de chanter Ecrire pour ne pas mourir, mais ça ne suffit pas. Alors bouge-toi, et fais-le ! » Rien à ajouter.

À nous maintenant de l’écouter, de partager ses chansons et de la célébrer – même si les honneurs ont le don de l’énerver. Régulièrement, de jeunes chanteurs la reprennent. Laura Cahen interprète La Femme du vent. Vincent Delerm, Ben Mazué, Jeanne Cherhal… s’emparent des Gens qui doutent, chanson offrande, ou miroir, dans laquelle des millions peuvent se reconnaître.

« J’aime ceux qui paniquent/Ceux qui sont pas logiques/Enfin, pas “comme il faut”/Ceux qui avec leurs chaînes/Pour pas que ça nous gêne/Font un bruit de grelot (…) J’aime les gens qui doutent/Mais voudraient qu’on leur foute/La paix de temps en temps (…) Qu’on leur dise que l’âme/Fait de plus belles flammes/Que tous ces tristes culs./Et qu’on les remercie./Qu’on leur dise, on leur crie :/Merci d’avoir vécu. » 

Ces mots-là, on se permettra désormais de s’en emparer. De les lui retourner. Et comme tout à l’heure la jeune femme dans la rue, de lui adresser un sourire plein de reconnaissance.

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